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vous échapperez aux parents de la dame chez qui vous avez couché ; car vous saurez qu’ayant eu avis que vous vous êtes réfugié dans une des maisons de ce quartier, ils ont fait poster, dans les environs, tant de gens pour vous saisir, qu’il n’est guère possible que vous sortiez d’ici sans tomber entre leurs mains, à moins que vous ne vous déterminiez au déguisement que je vous propose. »

Frère Albert avait bien de la répugnance à paraître sous un pareil accoutrement ; mais que faire ? Le matelot lui avait parlé d’un ton à lui persuader qu’il n’avait pas d’autre parti à prendre. La peur qu’il avait d’ailleurs des parents de Lisette l’y fit consentir. Son hôte le frotte aussitôt de miel, le couvre de plumes, lui attache un masque au visage, lui passe une chaîne au col, lui met ensuite un bâton dans une main, et dans l’autre une petite corde, à laquelle étaient attachés deux gros chiens de boucher. Pendant qu’il est occupé à le travestir ainsi en sauvage, il dépêche un homme à la place Realte, pour y faire publier à son de trompe que ceux qui voudraient voir l’ange Gabriel n’avaient qu’à se rendre à la place Saint-Marc. Le matelot ne fut pas plutôt dans la rue, tenant son sauvage par le bout de la chaîne, et le faisant marcher devant, qu’il se vit entouré d’une infinité de gens. On ne savait ce que c’était, et chacun questionnait son voisin pour le savoir. La place Saint-Marc était couverte de monde quand ils y arrivèrent. Le premier soin du matelot fut d’attacher son sauvage à un pilier, sur un endroit élevé, sous prétexte d’attendre le moment de la prétendue chasse. Il le laissa plus d’une heure exposé aux mouches, aux taons et aux huées du peuple. Quand il vit que la place était bien garnie de monde, feignant de vouloir déchaîner son sauvage, il lui ôta le masque, en criant à la multitude qui l’environnait : « Puisque le sanglier ne vient pas à la chasse, il n’y en aura point aujourd’hui ; mais, messieurs, afin que vous n’ayez pas perdu votre temps en venant ici, je veux vous faire voir l’ange qui est descendu du ciel pour venir consoler la nuit mesdames les Vénitiennes. Le voilà, ce bel ange dont vous avez entendu parler, » ajouta-t-il en montrant le visage du frère Albert, qu’il venait de démasquer, et qui fut aussitôt reconnu de tout le monde. Je vous laisse à penser ce qu’il dut souffrir de se voir ainsi joué et exposé aux huées du peuple, qui fut bientôt au fait de l’aventure de la nuit dernière. On l’insulta, l’injuria de toutes les manières ; on poussa la méchanceté ou plutôt la justice jusqu’à lui jeter des ordures au visage. Les plus honnêtes gens de la ville se firent un plaisir d’aller le voir, et de jouir du spectacle de son humiliation. Il passa plusieurs heures dans cette cruelle situation, jusqu’à ce que, la nouvelle de son aventure étant parvenue au couvent, six religieux accoururent pour le réclamer. Ils lui jetèrent une large étoffe sur le dos, le détachèrent et le menèrent au couvent, suivis de la populace, qui ne cessait de huer à pleine tête l’ange et ses confrères.

L’histoire dit que frère Albert, de retour au couvent, fut mis dans une