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commença donc par afficher la plus grande austérité. Louer les dévots, recommander le jeûne et la prière, vanter les douceurs de la pénitence, était l’unique sujet de ses discours. Il ne faisait gras en aucun temps, ne buvait de vin qu’en cachette, s’approchait fort souvent des sacrements, et consacrait les heures de récréation à l’étude. Par ce moyen, il s’acquit bientôt l’estime de ses confrères, qui, le jugeant aussi savant que pieux, ne balancèrent point à lui faire prendre la prêtrise. Il s’adonna ensuite à la chaire ; et comme il avait de l’esprit et de l’ambition, qui en donne à ceux qui n’en ont pas, il ne tarda pas à devenir célèbre parmi ses concurrents. Il était le plus suivi de tous. À l’entendre prêcher, personne n’eût pu le soupçonner de n’être pas pénétré des vérités qu’il enseignait, tant il avait l’art de se déguiser. Il lui arrivait quelquefois de pleurer, pour mieux paraître touché et pour toucher davantage ses auditeurs. Enfin, il sut si bien faire, qu’il s’acquit en fort peu de temps l’estime et la confiance de toute la ville. On ne parlait que du frère Albert ; toutes les dévotes voulaient l’avoir pour directeur ; les plus honnêtes gens le faisaient appeler au lit de la mort : plusieurs le nommaient exécuteur de leurs dernières volontés ; d’autres mettaient leur argent et ce qu’ils avaient de plus précieux en dépôt entre ses mains. Je vous laisse à penser si le drôle faisait de bons coups, quand il était sûr de n’être ni découvert, ni soupçonné. Il y était d’autant plus encouragé, que quand on l’eût surpris en faute, on n’aurait pu le croire coupable, tant il était en grande vénération dans tous les esprits. Jamais cordelier, pas même saint François d’Assise, ne jouit pendant sa vie d’une aussi grande réputation de sainteté.

L’empire que frère Albert avait pris sur lui-même ne s’étendait que sur ses actions extérieures. Il nourrissait ses anciens vices dans le fond de son cœur, et y avait ajouté l’hypocrisie, le plus grand de tous, puisque l’hypocrisie se joue de Dieu même. Comme il avait toujours eu du goût pour les femmes, quand il rencontrait une pénitente facile ou crédule, il la conduisait adroitement dans ses filets. Un jour, une jeune femme d’un esprit faible et niais, nommée Lisette de Caquirino, vint se confesser à lui. Elle était mariée à un riche marchand, que ses affaires de commerce avaient attiré en Flandre depuis peu de temps. Après qu’elle eut débité assez lentement la kyrielle de ses péchés, le moine lui demanda si elle n’avait point de galant. La dame, fière et orgueilleuse comme sont tous les Vénitiens, lui répondit avec humeur : « De quoi vous servent donc vos yeux, mon révérend père ! croyez-vous que ma beauté soit de nature à être facilement prostituée ? J’aurais sans doute plus d’amants que je ne voudrais, si j’étais moins difficile ; mais comme mes charmes sont extraordinaires, je les réserve aussi pour des gens qui en vaillent la peine. Avez-vous vu des femmes aussi bien faites et aussi belles que je le suis ? » Elle dit mille autres extravagances au sujet de sa beauté, qu’elle traita plus d’une fois de céleste