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malheur qu’il avait causé, il ne pouvait voir sa fille dans un si triste état, sans répandre des larmes de tendresse et de repentir : « Ne me donnez point, mon père, lui dit Sigismonde d’une voix presque éteinte, ne me donnez point des pleurs qui me sont inutiles et que je ne souhaite point ; mais s’il vous reste encore un peu de cette affection que vous m’avez tant de fois témoignée, ne me refusez pas, pour dernière grâce, de me faire enterrer publiquement avec Guichard, puisque vous n’avez pas voulu que je vécusse heureuse avec lui dans le particulier et le secret. » Le prince était si affligé, qu’il ne put lui répondre un seul mot ; il se retira en sanglotant. À peine fut-il sorti, que la princesse, sentant qu’elle allait rendre le dernier soupir, et serrant toujours le cœur de son amant contre le sien, se tourna vers ses femmes et leur dit adieu. Un instant après, ses yeux se fermèrent, et ayant perdu tout à fait connaissance, elle expira.

Telle fut la fin malheureuse de Guichard et de la princesse Sigismonde. Jamais affliction ne fut plus grande que celle du vieux Tancrède. Il se repentit, mais trop tard, de sa cruauté, et fit enterrer avec pompe, dans un même tombeau, les deux amants, qui emportèrent les regrets de tous les Salernitains.


NOUVELLE II

LE FAUX ANGE GABRIEL OU L’HYPOCRITE PUNI

Il y avait dans la ville d’Imola un mauvais sujet, nommé Berto de la Massa, tellement reconnu pour fourbe et pour méchant, qu’on n’ajoutait jamais foi à ce qu’il disait, et qu’on lui eût prêté de mauvais desseins s’il eût été capable de faire une bonne action. Voyant qu’il était trop connu dans cette ville pour pouvoir y demeurer encore, il prit le parti d’aller à Venise, refuge ordinaire des bandits et des libertins. Dans l’espérance d’y suivre plus librement ses inclinations perverses, il crut devoir changer de nom et mettre plus de politique dans sa conduite. Il débuta donc par se montrer tout différent de ce qu’il était. Il afficha la probité, l’amour de la religion, et finit par se faire cordelier, sous le nom de frère Albert d’Imola, non qu’il fût converti, mais uniquement pour se mettre à l’abri de la misère et se procurer les moyens de satisfaire ses passions sous le manteau de la religion. Que d’hommes ont embrassé l’état religieux dans ces mêmes vues !

Frère Albert comprit qu’il devait se gêner pour parvenir à son but ; il s’y résolut, se proposant de se dédommager quand l’occasion se présenterait. Il