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transport : « J’ai éprouvé dans tous les temps, continua-t-elle, que mon père m’aimait ; mais il me le fait mieux connaître à présent que jamais, par les honneurs qu’il rend à ce cœur ; fais-lui-en des remercîments de ma part, et dis-lui que ce seront les derniers qu’il recevra de moi. »

Après ces paroles, elle baisa de nouveau le cœur de son amant, en poussant des soupirs qui étonnaient et touchaient également les dames de sa suite, qui se trouvaient alors dans sa chambre, et qui ne savaient ce que c’était que ce cœur, qu’elle ne cessait de contempler. « Cœur qui m’as fait tant plaisir, s’écriait la princesse, te voilà donc quitte des misères et des traverses de la vie ! Maudite soit à jamais la cruauté de celui qui est cause que je te vois maintenant avec les yeux du corps, après t’avoir vu et admiré si souvent des yeux de l’esprit ! Ton destin est fini, te voilà parvenu au terme où nous courons tous ; ton ennemi même a cru que tu méritais un tombeau d’or. Il ne fallait plus, pour achever tes funérailles, que les larmes d’une amante qui t’était si chère. Tu les auras, ces larmes que tu désires… Père impitoyable !… J’avais résolu de mourir d’un œil sec, d’un front calme ; mais je ne puis résister aux tendres mouvements que m’inspire le plus beau de tous les cœurs. Oui, je l’arroserai de mes larmes, ce cœur qu’un Dieu propice vous a inspiré de m’envoyer ; cœur qui faisais tous mes plaisirs, toute ma volupté, après que mes justes larmes t’auront rendu les hommages que je te dois, je te suivrai dans l’autre monde, j’unirai mon âme à celle qui t’animait. Que dis-je ? l’âme de mon amant est encore tout entière dans cette coupe, dans ce cœur que j’idolâtre encore, et cette âme me dit qu’elle attend la mienne pour ne plus s’en séparer… »

Les soupirs, les sanglots, les larmes qui coulaient en abondance des yeux de la princesse, et qui tombaient dans la coupe, l’empêchèrent d’en dire davantage. Les dames qui l’environnaient étaient stupéfaites, attendries, et ne comprenaient rien à cette scène lugubre. Elles lui demandent la cause de son chagrin, elles mêlent leurs larmes aux siennes, et font de leur mieux pour la consoler. La princesse, absorbée dans sa douleur, lève la tête, essuie ses larmes, et paraissant reprendre courage : « Ô cœur chéri, s’écria-t-elle, j’ai rempli mon devoir envers toi, il ne me reste plus qu’à joindre mon âme à la tienne ! » Elle prend ensuite la fiole qui renfermait le poison qu’elle avait préparé ; elle la verse dans la coupe, et avale cette liqueur jusqu’à la dernière goutte, sans montrer la moindre crainte. Elle se jette incontinent sur son lit, sans abandonner la coupe précieuse, qu’elle pencha et renversa sur son cœur, pour y coller celui de son amant.

Quoique les dames ignorassent quelle était la liqueur qu’elle avait avalée, elles firent avertir le prince de ce qui venait de se passer. Il arriva, mais trop tard, dans le moment que sa fille venait de se jeter sur son lit. Instruit du