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de Guichard ; si je l’ai préféré à tous les autres courtisans, c’est par réflexion, le sentiment de son mérite m’a uniquement décidée en sa faveur. À vous entendre, il semble que vous me pardonneriez mon amour s’il avait eu un homme de qualité pour objet : c’est la faute de la fortune, et non la mienne, si mon amant n’est pas d’un rang distingué ou d’une naissance illustre. Mais pouvez-vous ignorer que cette fortune est aveugle, et que le plus souvent elle n’élève que ceux qui le méritent le moins, tandis qu’elle laisse dans l’obscurité ceux qui, par leur esprit et leurs sentiments, sont dignes de toutes ses faveurs ? Est-il possible que vous soyez l’esclave des préjugés vulgaires, et que vous fassiez un crime à un homme de la bassesse de son origine, lorsque ce n’est que la faute du destin ? Remontez à la source des conditions, et vous verrez que nous sommes tous enfants d’un même père, formés d’une même chair, sujets aux mêmes infirmités, et que c’est proprement la vertu qui a commencé à mettre de la distinction parmi nous. Les premiers qui se distinguèrent par leurs talents et leurs qualités furent appelés nobles ; les autres rampèrent dans la roture. Quoique la corruption du cœur humain ait abrogé cette loi, elle n’est pas entièrement détruite, et subsiste encore dans les âmes qui ne se laissent point entraîner au torrent des préjugés. La raison ne se prescrit jamais ; il existe toujours des esprits qui réclament ses droits. Il est donc certain, à parler raisonnablement, que plus on a de vertus, plus on est noble. D’après ce principe, qui est celui des âmes élevées, si vous voulez jeter les yeux sur tous vos courtisans et examiner leur mérite sans prévention, vous conviendrez aisément que Guichard est le plus noble de votre cour. Vos paroles, aussi bien que mes yeux, lui ont rendu ce témoignage. Qui le loua jamais plus que vous ? et certainement sa conduite a toujours justifié le bien que vous en disiez ; j’ose même dire qu’elle était encore supérieure à vos éloges. Si toutefois je m’étais trompée dans la bonne opinion que j’ai de ce jeune homme, je l’aurais été par vous. C’est donc sans raison que vous blâmez mon attachement pour un homme de basse condition ; vous pourriez me reprocher avec plus de justice la pauvreté de mon amant ; mais ce reproche même retomberait sur vous, de n’avoir pas enrichi et élevé aux dignités un homme d’un si grand mérite, et qui vous a si bien servi. D’ailleurs, la pauvreté n’exclut point la noblesse ; elle n’est qu’une privation de richesses : autrement, que deviendrait la noblesse de tant de rois, de tant de princesses de l’antiquité qui étaient pauvres, tandis que des affranchis et des mercenaires nageaient dans l’abondance ? Tel a autrefois gardé les troupeaux et labouré la terre, qui est riche à présent ; et tel est aujourd’hui au faîte de la grandeur et de la fortune, qui sera bientôt réduit à la condition des laboureurs.

« Quant à l’incertitude où vous êtes sur ce que vous devez faire de moi, vous pouvez suivre votre penchant, je ne m’y opposerai point. Il dépend même de