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dans son jardin avec ses dames d’honneur, et il ne fut vu ni entendu de personne. Ne voulant pas interrompre la récréation de la princesse, et trouvant les fenêtres de la chambre fermées et les rideaux du lit abattus, il s’assit, en l’attendant, sur un carreau, la tête appuyée contre le lit, et le rideau tiré sur lui, comme s’il eût voulu se cacher. Bientôt après, il s’endormit dans cette situation. Sigismonde, qui savait que son amant était au rendez-vous, impatiente de le délivrer, se dérobe à sa compagnie, va le tirer de son cachot, et le mène dans sa chambre, où, sans aucune défiance, ils se mettent tous deux sur le lit à leur ordinaire. Après avoir dormi quelque temps, Tancrède se réveilla. Il entendit des mouvements et des soupirs qui l’étonnèrent beaucoup, comme on peut l’imaginer. Quand il vit ce qu’il en était, dans le premier moment de sa colère, il eut envie d’appeler du monde ; mais il se contint, jugeant qu’il ferait mieux de se taire et de demeurer caché, afin de pouvoir venger ensuite cette injure plus secrètement et avec moins de honte pour sa fille et pour lui-même. Les amants furent assez longtemps ensemble, selon leur coutume, et se séparèrent sans apercevoir le prince. Pendant que Sigismonde conduisait Guichard au petit escalier qui menait à la cave, Tancrède, tout vieux qu’il était, se glissa par une croisée qui donnait sur une terrasse du jardin, et le cœur accablé de douleur, se retira ainsi dans son appartement sans être vu de personne.

La nuit suivante, il mit des gens en sentinelle, et l’on prit Guichard, encore empaqueté de son manteau de cuir, au moment qu’il allait rentrer chez lui. Le prince se le fit mener secrètement, lui fit mille reproches, et lui dit que les bontés qu’il avait eues pour lui ne méritaient pas l’outrage qu’il lui avait fait, et dont il avait été lui-même témoin oculaire. Guichard ne s’excusa que sur la puissance de l’amour, qui ne reconnaissait point de souverain. Le prince ordonna qu’on l’enfermât dans une chambre du palais, et qu’on le gardât à vue.

Le lendemain, il alla voir sa fille, qui ne savait encore rien de l’aventure ; il la prit en particulier, et après s’être enfermé avec elle, il lui dit, les yeux baignés de larmes : « Je comptais tellement, ma fille, sur ton honnêteté et sur ta vertu, qu’il ne me serait jamais venu dans l’esprit, que je n’aurais jamais cru, quand on m’en aurait assuré, que je ne croirais pas encore, si je ne l’avais vu de mes propres yeux, que tu fusses capable de t’abandonner à un homme, à moins qu’il ne fût ton mari. Une telle infamie de ta part a porté dans mon âme un chagrin que je ressentirai jusqu’à la fin de ces jours languissants, que je traîne dans la vieillesse. Puisque tu n’as pas rougi d’une telle démarche, est-il possible que, parmi tant de braves gens qui sont à ma cour, tu te sois déterminée en faveur de Guichard, dont la naissance est obscure et que j’ai tiré du la bassesse ? Mon embarras à ton égard égale ma douleur. Je ne sais le parti que je dois prendre et ce que je dois faire de toi. La tendresse que j’ai