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la fin de mes jours ce que firent le Guide Cavalcanti, le Dante Alighieri et le Cino de Pistoye, qui s’étudièrent toute leur vie, qui fut très-longue, surtout celle du dernier, à rendre des soins aux personnes de votre sexe. Je pourrais leur citer mille autres exemples de gens de mérite, qui, dans l’âge le plus avancé, se sont fait un plaisir et un honneur de plaire aux dames ; mais c’est à eux à les chercher s’ils les ignorent ; je ne veux ni ne dois m’écarter de mon sujet.

Me conseiller d’aller établir mon séjour sur le Parnasse avec les Muses, j’avoue que l’avis est très-bon. Mais pouvons-nous toujours demeurer avec elles, et sont-elles d’humeur à demeurer toujours avec nous ? D’ailleurs, lorsqu’on ne les quitte que pour des objets qui leur ressemblent, mérite-t-on d’être blâmé ? Or, les Muses sont de votre sexe, et quoique les dames ne puissent pas faire ce que les Muses font, au moins est-il vrai qu’elles ont beaucoup de rapport ensemble. De sorte que quand les femmes ne me plairaient qu’à cause de la ressemblance du sexe, je serais excusable. De plus, ce sont elles qui m’ont inspiré les meilleurs vers que j’aie faits en ma vie ; tandis que les Muses ne m’en ont pas inspiré un seul. Ce n’est pas que je ne leur aie de grandes obligations, puisqu’elles m’ont appris à les faire : qui sait si ce n’est pas aussi à leur secours que je dois la facilité que j’ai d’écrire les historiettes que je donne au public ? Ce qui est certain, c’est que, quoiqu’elles soient en prose, et en prose très-simple, les Muses n’ont pas laissé de me visiter quelquefois pendant que je les composais. Je puis donc conclure qu’en écrivant ces Nouvelles, je ne m’éloigne pas si fort du Parnasse qu’on pourrait se l’imaginer.

Mais que dire à ceux qui, pleins de pitié pour moi, me conseillent de chercher de quoi vivre ? Certes, je l’ignore ; mais je sais bien quelle serait leur réponse, si j’étais dans le cas de leur demander du pain. Ils ne manqueraient pas de me dire : « Vas en chercher parmi tes fables. » Mais qu’ils sachent, ces critiques si compatissants, que les anciens poëtes en ont trouvé plus avec leurs fables que beaucoup d’autres par leur industrie et leur travail ; qu’on a vu des auteurs faire fleurir et honorer leur siècle par leurs fables, et des hommes riches le déshonorer par leur ambition démesurée, et finir par se ruiner et périr misérablement. Que dirais-je de plus ? Que ceux qui me parlent si indécemment, me chassent sans pitié lorsque j’irai leur demander du pain. Je n’en ai pas eu besoin, grâces à Dieu, jusqu’à présent ; et s’il m’arrive de tomber dans la pauvreté, je saurai, suivant le précepte de l’Apôtre, la souffrir et la supporter. Ainsi je les dispense de me plaindre, et les prie de ne pas prendre plus de souci de moi que je n’en prends moi-même.

Pour ce qui est de ceux qui prétendent que les événements ne se sont pas passés de la manière que je les rapporte, ils me feraient grand plaisir de me montrer les originaux que j’ai ainsi défigurés. S’ils peuvent les produire, et qu’ils ne soient pas d’accord avec les faits que j’ai racontés, j’applaudirai moi-