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les invitations ; il lui arrivait même quelquefois de retrousser l’ermite pour voir si le diable restait tranquille ; et quand elle le trouvait humble et silencieux, elle lui faisait de petites agaceries pour le réveiller et l’exciter au combat. Rustique la laissait faire ; mais voyant qu’elle y revenait trop souvent, il lui dit alors qu’il ne fallait châtier le diable que lorsqu’il levait orgueilleusement la tête. « Laissons-le tranquille ; nous l’avons si fort puni qu’il n’a plus de force. Attendons qu’elles lui reviennent pour mater son orgueil. » Ce discours ne plut aucunement à la jeune Alibech, mais il fallait bien obéir. Lassée néanmoins de voir que l’ermite ne la requérait plus de remettre le diable en prison, elle ne put s’empêcher de lui dire un jour : « Si votre diable est assez châtié et ne vous tourmente plus, mon père, il n’en est pas de même de mon enfer. J’y sens des démangeaisons terribles, et vous me feriez grand plaisir si vous vouliez adoucir cette rage, comme j’ai calmé celle de votre diable. » Le pauvre ermite, qui ne vivait que de fruits et de racines, et ne buvait que de l’eau, choses peu propres à rétablir une vigueur éteinte, ne se sentant pas en état de contenter l’appétit de la jeune Caspienne, lui répondit qu’un seul diable ne pouvait suffire pour éteindre le feu de son enfer, mais qu’il ferait pourtant de son mieux pour la soulager. Il remettait donc de temps en temps le diable en enfer ; mais les lacunes étaient si longues, et le séjour qu’il y faisait si court, qu’au lieu d’apaiser les démangeaisons, il les irritait davantage. Son peu de zèle affligeait singulièrement la jeune fille ; elle tremblait pour le salut du solitaire et pour le sien propre, croyant que Dieu ne pouvait voir leur inaction qu’avec des yeux irrités.

Pendant qu’ils s’affligeaient tous deux, l’un de son impuissance, l’autre de son trop grand désir, il arriva que le feu prit à la maison du père d’Alibech, qui y périt avec sa femme et tous ses enfants. Alibech, seul reste de cette famille malheureuse, se trouva, par cet accident, l’unique héritière du bien immense dont son père jouissait. Un jeune Caspien, nommé Neherbal, qui avait diverti tout le sien en dépenses folles, et qui épiait l’occasion de rétablir sa fortune, se ressouvint alors de la jeune Alibech, qui, depuis six mois, avait disparu de chez ses parents, et se mit à la chercher, dans l’espérance de l’épouser. Il parvint, à force de démarches, à découvrir la route qu’elle avait tenue lors de sa fuite, et fit si bien qu’il la trouva. Il eut beaucoup de peine à la ramener à Caspe ; mais enfin il y réussit, et l’épousa en arrivant. Quoique l’ermite n’en pût plus d’épuisement, il la vit néanmoins partir avec regret, parce qu’il se flattait de rétablir ses forces et de finir ses jours avec elle.

Les dames que Neherbal avait invitées à la noce ne manquèrent pas de questionner Alibech sur le genre de vie qu’elle avait mené dans la Thébaïde. Elle leur répondit avec la franchise et la naïveté qui formaient son caractère, qu’elle y avait passé tout le temps à servir Dieu, et que Neherbal avait grand tort de l’en avoir retirée. « Mais que faisiez-vous pour le servir ? — Je le servais en