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une grosse chose qui remuait : « Qu’est-ce que je vois là, lui dit-elle, qui avance et qui remue si fort, et que je n’ai pas, moi ? — Ce que tu aperçois là, ma chère fille, c’est le diable dont je t’ai parlé. Vois comme il me tourmente, comme il s’agite ! J’ai toutes les peines du monde à supporter le mal qu’il me fait. — Loué soit Dieu, reprit-elle, de ce que je n’ai pas un pareil diable, puisqu’il vous tourmente ainsi ! — Mais, en revanche, tu as autre chose que je n’ai point. — Et quoi, s’il vous plaît ? — Tu as l’enfer, et je pense que Dieu t’a envoyée ici exprès pour le salut de mon âme, parce que si le diable continue de me tourmenter, et que tu veuilles souffrir que je le mette dans l’enfer, tu me soulageras, et feras l’œuvre la plus méritoire possible pour gagner le ciel. — Puisque cela est ainsi, mon bon père, vous êtes le maître de faire tout ce qu’il vous plaira. J’aime tant le Seigneur, que je ne demande pas mieux que de vous laisser mettre le diable dans l’enfer. — Eh bien ! je vais l’y mettre pour qu’il me laisse en paix ; sois assurée, ma chère fille, que Dieu te tiendra compte de ta complaisance, et qu’il te bénira. » Il la conduit ensuite sur l’un des deux lits, et lui enseigne l’attitude qu’elle doit prendre pour laisser emprisonner ce maudit diable. La jeune Alibech, qui n’avait jamais mis aucun diable en enfer, éprouva une grande douleur aux approches de celui-là. C’est ce qui lui fit dire : « Certes, il faut que ce diable soit bien méchant, puisque dans l’enfer même il fait encore du mal. — Cela est vrai ; mais sois tranquille, ma chère enfant, il n’en sera pas toujours de même ; il n’y a que le premier jour qu’on l’y met qu’il tourmente ainsi. « L’ermite, qui ne souffrait pas, et qui dans ce moment s’inquiétait peu sans doute de faire souffrir cette charmante enfant, remit par six fois différentes le diable en prison, avant de descendre du lit ; après quoi il la laissa reposer et reposa lui-même.

Le solitaire était trop zélé pour se lasser sitôt de faire la guerre au diable. Il la recommença pas plus tard que le lendemain. La fille, toujours obéissante, ne tarda pas à éprouver du plaisir. « Je vois, à présent, dit-elle à Rustique, que ces honnêtes gens de Caspe avaient bien raison de dire que rien n’est plus doux que de servir Dieu dévotement ; car je ne me souviens pas d’avoir eu de ma vie un plaisir pareil à celui que j’éprouve aujourd’hui à mettre et à remettre le diable dans le trou ; d’où je conclus que ceux qui ne s’occupent pas du service de Dieu sont de grands imbéciles. » Enfin ce jeu lui plut si fort, que lorsque le père passait trop de temps sans le répéter, elle l’en faisait ressouvenir. « Est-ce que votre zèle se ralentit ? lui disait-elle. Songez que je suis venue ici pour servir Dieu, et non pour demeurer oisive : allons remettre le diable en enfer. » Et ils y allaient. La bonne fille se plaignait quelquefois de ce qu’il en sortait trop tôt ; elle était si zélée, qu’elle eût voulu l’y retenir des jours entiers. Mais si sa ferveur augmentait, celle de Rustique diminuait chaque jour. Elle en était fort chagrine, et en bonne chrétienne elle cherchait à la ranimer par les caresses et