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voilà-t-il pas que cette petite fille, qui avait tout au plus quatorze ans, forme aussitôt le projet d’aller aussi dans la Thébaïde ? Son imagination, exaltée par l’amour divin et par le désir de servir Dieu uniquement, lui aplanit toutes les difficultés, et, sans s’ouvrir à personne sur son dessein, elle sort un beau matin de la maison de son père, et se met en chemin toute seulette, pour se rendre aux déserts de la Thébaïde. Elle va comme le vent, ne s’arrête que pour prendre de nouvelles forces, et arrive en peu de jours dans ces lieux solitaires, habités par la dévotion et la pénitence. Ayant aperçu de loin une petite maisonnette, elle dirige aussitôt ses pas vers ce lieu : c’était la demeure d’un saint solitaire, qui, tout émerveillé de la voir, lui demande ce qu’elle cherche. Elle lui répond que, conduite par une inspiration divine, elle était venue dans ces déserts pour y chercher quelqu’un qui lui apprît à servir Dieu et à mériter le ciel. Le saint solitaire admira et loua beaucoup son zèle ; mais la trouvant jeune, tout à fait gentille, et craignant que le diable ne le tentât, s’il se chargeait de son instruction, il ne crut pas devoir la retenir. « Ma fille, lui dit-il, il y a un saint homme, non loin d’ici, beaucoup mieux en état que moi de t’instruire. Je t’indiquerai sa demeure pour que tu puisses aller le joindre : mais il faut auparavant que lu prennes quelque nourriture. » Et il lui donna à manger des racines, des dattes, des pommes sauvages, et lui fit boire de l’eau fraîche. Il lui enseigna ensuite la demeure du saint solitaire, et l’accompagna jusqu’à moitié chemin.

Cet autre ermite, qui était effectivement un homme instruit et un pieux personnage, lui fit, en la voyant, la même question que lui avait faite son confrère ; et comme père Rustique (c’était son nom) ne se défiait aucunement de sa vertu, quoiqu’il fût encore dans la vigueur de l’âge, il ne jugea pas à propos de l’envoyer plus loin. « Si elle me cause des tentations, dit-il en lui-même, j’y résisterai, et mon mérite sera plus grand devant Dieu. » Il la retint donc, se mit à la catéchiser, et la fortifia, par des discours édifiants, dans ses bons sentiments. Il lui fit ensuite un petit lit de branches de palmier, et lui dit que ce serait là qu’elle coucherait. Le temps où la vertu de ce solitaire devait faire naufrage approchait. Pendant la collation, placé vis-à-vis de cette jeune fille, il ne peut s’empêcher d’admirer la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses yeux, la douceur de sa physionomie, et je ne sais quoi d’angélique répandu sur toute sa personne. Il baisse d’abord les yeux, comme s’il se défiait de lui-même ; mais un penchant plus fort les ramène sur Alibech. Les aiguillons de la chair commencent à se faire sentir ; il veut les repousser par des signes de croix et par des oraisons qu’il récite tout bas, mais inutilement ; ils ne font que lui livrer de plus rudes combats, et amènent les désirs qui achèvent de le subjuguer. Ne pouvant se dissimuler à lui-même sa défaite, il ne songe plus qu’à la manière dont il doit s’y prendre pour conduire la petite fille à ses fins,