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comme elle voudra, répondit-il durement ; quant à moi, je n’irai demeurer avec elle que lorsqu’elle aura au doigt l’anneau que je porte, et qu’elle tiendra un fils de moi entre ses bras ; » voulant faire entendre qu’il n’habiterait jamais avec elle. L’anneau dont il parlait lui était fort cher, et il le portait toujours, à cause de certaine vertu qu’on lui avait dit qu’il avait. Les envoyés, jugeant ces deux conditions impossibles, firent de leur mieux pour le fléchir ; mais tout fut inutile. N’en pouvant tirer autre chose, ils s’en retournèrent rendre compte à leur souveraine du mauvais succès de leur ambassade. La dame, fort affligée, ne savait quel parti prendre. À la fin, après avoir bien réfléchi, elle résolut d’essayer si elle ne pourrait pas venir à bout d’obtenir, par ruse ou autrement, les deux choses dont avait parlé son mari. Quand elle eut avisé aux moyens qu’elle devait employer, elle fit rassembler les plus considérables de l’État et les plus honnêtes gens du pays, leur dit la démarche qu’elle avait faite auprès de son mari, et leur représenta, avec sa sagesse ordinaire, que le séjour qu’elle faisait parmi eux les privant de la satisfaction de voir leur seigneur, elle était résolue de se retirer, de s’exiler de sa patrie, et de passer le reste de sa vie en pèlerinages et en œuvres pies pour le salut de son âme. « Je vous prie donc, ajouta-t-elle, de pourvoir au gouvernement, d’informer mon mari de ma retraite, et de lui dire que je n’ai pris ce parti que dans l’intention de l’attirer dans sa souveraineté, où je me propose de ne plus revenir, pour l’y laisser tranquille. »

Pendant qu’elle leur tenait ce discours, ces braves gens répandaient des larmes d’attendrissement. Ils firent tout ce qu’ils purent pour la détourner de ce dessein, mais inutilement. Après s’être munie d’une bonne provision d’argent et de bijoux, elle partit, accompagnée seulement d’un de ses cousins et d’une femme de chambre, sans que personne sût où elle allait. Elle ne fut pas plutôt hors du Roussillon, qu’elle se travestit en pèlerine, et se rendit, dans cet équipage, à Florence, le plus diligemment qu’il lui fut possible. Elle alla loger dans une petite auberge, que tenait une bonne veuve, où elle ne s’occupa que des moyens de voir son mari. Elle n’osait en demander des nouvelles. Le hasard voulut qu’il passât le lendemain, à cheval, devant la porte de cette auberge, à la tête de son régiment. Quoiqu’elle le reconnût très-bien, elle demanda à son hôtesse qui était ce beau cavalier. « C’est, lui répondit-elle, un gentilhomme étranger, qu’on appelle le comte Bertrand de Roussillon. Il est très-poli, très-aimable, et fort aimé dans cette ville, où il occupe un poste honorable. » La comtesse ne s’en tint pas là. Elle lui fit plusieurs autres questions, et apprit que son mari était passionnément amoureux d’une demoiselle de qualité du voisinage, bien faite, mais pauvre, et qui aurait peut-être déjà répondu à son amour, sans sa mère, qui était l’honnêteté et la vertu même. Elle ne perdit pas un mot de ce qu’elle venait d’apprendre, et résolut d’en faire son profit.