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l’ouïe fine et subtile, ne perdit pas un mot de cette conversation. Il fit appeler les deux frères. « J’ai entendu, leur dit-il, tout ce que vous venez de dire. Soyez tranquilles, il ne vous surviendra aucun dommage à mon sujet. Il n’est pas douteux que, si je me laissais mourir de la façon dont vous l’entendez, il ne vous arrivât tout ce que vous craignez ; mais rassurez-vous, j’y mettrai bon ordre. J’ai tant fait d’outrages à Dieu, durant ma vie, que je puis bien lui en faire un autre à l’heure de ma mort, sans qu’il en soit ni plus ni moins. Ayez soin seulement de faire venir ici un saint religieux, si tant est qu’il y en ait quelqu’un : et puis laissez-moi faire. Je vous réponds que tout ira au mieux et pour vous et pour moi. »

Ces paroles rassurèrent peu les Florentins : ils n’osaient plus compter sur la promesse d’un tel homme. Ils allèrent cependant dans un couvent de cordeliers, et demandèrent un religieux aussi saint qu’éclairé, pour venir confesser un Lombard qui était tombé malade chez eux. On leur en donna un très-versé dans la connaissance de l’Écriture sainte, et si rempli de piété et de zèle, que tous ses confrères et les citoyens avaient pour lui la plus grande vénération. Il se rendit avec eux auprès du malade ; et s’étant assis au chevet du lit, il lui parla avec beaucoup d’onction, et tâcha de lui inspirer du courage. Il lui demanda ensuite s’il y avait longtemps qu’il ne s’était confessé. Maître Chappellet, à qui peut-être cela n’était jamais arrivé, lui répondit : « Mon père, j’ai toujours été dans l’habitude de me confesser pour le moins une fois toutes les semaines, et dans certaines occasions je l’ai fait plus souvent ; mais depuis huit jours que je suis tombé malade, la violence du mal m’a empêché de suivre ma méthode. — Elle est très-bonne, mon enfant, et je vous exhorte à vous y tenir, si Dieu vous fait la grâce de prolonger votre vie. J’imagine que, si vous vous êtes confessé si fréquemment, vous aurez peu de chose à me dire, et moi peu à vous demander. — Ah ! ne parlez pas ainsi, mon révérend père ; je ne me confesse jamais sans ramener tous les péchés que je me rappelle avoir commis, depuis ma naissance jusqu’au moment de la confession ; ainsi je vous supplie, mon bon père, de m’interroger en détail sur chaque péché, comme si je ne m’étais jamais confessé. N’ayez aucun égard pour l’état languissant où je me trouve : j’aime mieux mortifier mon corps que de courir risque de perdre une âme qu’un Dieu n’a pas dédaigné de racheter de son sang précieux. »

Ces paroles plurent extrêmement au saint religieux, et lui firent bien augurer de la conscience de son pénitent. Après l’avoir loué sur sa pieuse pratique, il commença par lui demander s’il n’avait jamais offensé Dieu avec quelque femme. « Mon père, répondit Chappellet, en poussant un profond soupir, j’ai honte de vous dire ce qu’il en est. — Dites hardiment, mon fils : soit en confession, soit autrement, on ne pèche point en disant la vérité. — Sur cette assurance, répliqua Chappellet, je vous dirai donc que je suis encore, à cet égard, tel que je sortis du sein de ma mère. — Ah ! soyez béni de Dieu, s’écria le confesseur. Que vous avez été sage ! Votre conduite est d’autant plus méritoire, que vous aviez plus de liberté que nous, pour faire le contraire, si vous l’eussiez voulu. Mais n’êtes-vous jamais tombé dans le péché de gourmandise ? — Pardonnez-moi, mon père ! j’y suis tombé plusieurs fois, et en différentes manières : outre les jeûnes ordinaires pratiqués par les personnes pieuses, j’étais dans l’usage de jeûner trois jours de la semaine au pain et à l’eau, et je me souviens d’avoir bu cette eau avec la même volupté que les plus fiers ivrognes boivent le meilleur vin ; et surtout dans une occasion où, accablé de fatigue, j’allais dévotement en pèlerinage. » Il ajouta qu’il avait quelquefois désiré avec ardeur de manger d’une salade que les femmes cueillent dans les champs ; et qu’il avait trouvé quelquefois son pain meilleur qu’il ne devait le paraître à quiconque jeûnait,