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ma plus tendre enfance, et que j’aime encore de tout mon cœur. » Le roi le fit venir et lui dit : « Comme vous êtes à présent d’un âge à vous conduire vous-même, je veux que vous retourniez dans votre province avec une jeune et aimable demoiselle que je vous destine pour femme. — Et quelle est cette demoiselle, sire ? — C’est celle qui m’a guéri. » Le comte, qui la connaissait, qui l’estimait, qui l’aimait même, mais pas assez pour en faire sa femme, à cause de la disproportion de sa naissance avec la sienne, répondit d’un ton dédaigneux : « Vous voulez donc, sire, me donner pour femme la fille d’un médecin ! Je vous prie de me dispenser d’un pareil mariage. — Voudriez-vous, reprit le roi, me faire manquer à la parole que j’ai donnée à cette aimable enfant, qui m’a rendu la santé et qui vous demande pour récompense ? J’ai trop bonne opinion de votre attachement pour moi. — Il n’est rien, sire, que je ne fasse pour vous en donner des preuves ; vous êtes maître de mes biens et de ma personne ; puisque je suis votre vassal, vous pouvez me marier à qui il vous plaira ; mais je ne vous cacherai point que le mariage que vous me proposez répugne à mes sentiments. — Cette répugnance vous passera, reprit le roi ; la demoiselle est jeune, jolie, sage ; elle vous aime beaucoup ; vous l’aimerez aussi, j’en suis sûr, et vous serez plus heureux avec elle qu’avec une autre d’une condition plus élevée. » Le comte, qui savait que les rois de France n’étaient pas accoutumés à être désobéis, ne répliqua plus rien, et cacha son dépit. Le roi ordonna aussitôt les préparatifs de ce mariage, et le jour des noces étant venu, Bertrand de Roussillon, en présence de Sa Majesté, donna, contre son cœur, la main à la demoiselle. Après la cérémonie, il demanda la permission d’aller consommer le mariage dans son pays. Le roi, qui était quitte de sa parole, lui accorda sa demande, et le comte de partir aussitôt. Mais, à peine eut-il fait quelques lieues, qu’il quitta sa femme, dans le même état qu’il l’avait prise. Il gagna la route d’Italie, et vint en Toscane demander de l’emploi aux Florentins, alors en guerre avec les Siennois. Ils le reçurent à bras ouverts, et lui donnèrent un régiment qu’il conserva tout le temps qu’il fut attaché à leur service.

La nouvelle mariée, peu contente de sa destinée, espérant que le temps et sa bonne conduite ramèneraient son mari, s’en alla en Roussillon, et y fut reçue comme l’épouse du comte, c’est-à-dire en souveraine. Elle y trouva un grand désordre causé par l’absence du prince. Les affaires furent remises en bon état par la sagesse de son gouvernement. Son intelligence et sa bonne conduite lui gagnèrent l’estime et l’amour des grands et du peuple, qui blâmaient le comte d’agir si mal avec une femme d’un si grand mérite. Après avoir établi le bon ordre, et l’avoir consolidé par de sages règlements, elle envoya deux gentilshommes à son mari, pour lui dire que si elle était cause qu’il n’allait point en Roussillon, elle était prête d’en sortir pour le contenter. « Qu’elle s’arrange