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quoique prévenue, en eut peur, ou en fit le semblant. Mais quand on le vit s’acquitter de toutes les fonctions d’un homme vivant, quand on l’entendit appeler chacun par son nom, tout le monde se rassura, et on le crut ressuscité tout de bon. Alors de l’interroger et de lui faire mille questions ; et lui, de leur donner des nouvelles de l’autre monde, de leur parler de l’âme de leurs parents, et de leur conter ses tristes aventures, en y mêlant mille fables ridicules, comme s’il fût devenu homme d’esprit, et qu’il eût voulu se moquer de leur sotte crédulité. La révélation qu’il avait eue peu d’instants avant qu’il ressuscitât ne fut point oubliée. Il prétendit qu’elle lui avait été faite par l’ange Gabriel. En un mot, il n’est point d’extravagances qu’il ne débitât du plus grand sang-froid, et qui ne fussent adoptées avidement par le peuple de son village.

Sa femme le reçut avec toutes les démonstrations de la joie. Elle mit au monde, au bout de sept mois, un enfant que le prétendu ressuscité nomma Benoît Féronde, et dont il se crut véritablement le père. Ce qu’il avait raconté de l’autre monde, l’absence qu’il avait faite, le témoignage des moines et celui de ses parents, qui avaient assisté à ses funérailles, tout concourut à prouver qu’il était réellement ressuscité d’entre les morts : ce qui ne contribua pas peu à grossir la réputation de sainteté de père abbé. Féronde n’oublia jamais les bons coups de verge qu’il avait reçus en purgatoire, et vécut avec sa femme sans soupçon et sans jalousie. Elle profita de son indulgence et de sa simplicité pour continuer ses intrigues avec son saint directeur.


NOUVELLE IX

LA FEMME COURAGEUSE

Il y eut autrefois en France un comte de Roussillon, nommé Esnard, qui, ne jouissant pas d’une bonne santé, avait toujours auprès de lui un médecin, connu sous le nom de Gérard, natif de Narbonne, en Languedoc. Le comte n’avait qu’un fils, qui se nommait Bertrand. Il était encore enfant, et joli comme un cœur, lorsque son père crut devoir le faire élever avec plusieurs autres enfants de son âge, parmi lesquels se trouvait la fille de son médecin, nommée Gillette. Cette fille parut d’abord avoir beaucoup d’attachement pour lui. Son inclination se fortifia avec l’âge, et se changea en un amour si grand, qu’on n’aurait jamais imaginé qu’une demoiselle qui n’avait pas encore atteint l’âge de puberté pût être capable d’une si forte passion. Le comte, après avoir été