Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/224

Cette page n’a pas encore été corrigée

Et pourquoi, je vous prie ? — Parce que tu as été jaloux de ta femme, qui était la plus honnête et la plus vertueuse du village. — Hélas ! cela est vrai : elle était plus douce que le miel ; mais je ne savais pas que la jalousie fût un péché devant Dieu. Je vous assure que si je l’avais su, je n’aurais point été jaloux. — Tes assurances sont inutiles ; je dois exécuter les ordres qui me sont donnés : tu devais t’en instruire, quand tu vivais. Ce châtiment du moins t’apprendra à ne plus l’être, si tu retournes jamais au monde. — Est-ce que les morts peuvent retourner sur la terre ? — Oui, quand c’est la volonté de Dieu. — Hélas ! si je puis jamais y retourner, je me promets bien d’être le meilleur mari du monde. Non, jamais il ne m’arrivera de gronder, ni de maltraiter ma femme. Je me contenterai seulement de lui faire des reproches au sujet du mauvais vin qu’elle m’a fait boire, et sur ce qu’elle n’a point envoyé de chandelles à l’église, puisqu’elle est cause que j’ai mangé dans les ténèbres. — Elle a eu soin d’en envoyer ; mais on les a brûlées à dire des messes. — La bonne femme ! que je suis fâché de l’avoir quelquefois tourmentée ! Hélas ! on ne connaît le prix des choses que quand on les a perdues. Si je retourne jamais chez moi, je lui laisserai faire tout ce qu’elle voudra. La bonne, l’excellente femme ! Mais vous, qui m’avez si fort étrillé, pour la venger de ma jalousie, apprenez-moi donc qui vous êtes ! — Je suis un mort comme toi, né en Sardaigne ; et parce qu’il m’est arrivé de louer la jalousie d’un maître que je servais, Dieu m’a condamné à te porter à manger, et à te battre deux fois le jour, jusqu’à ce qu’il ait décidé autrement de notre destinée. — Dites-moi encore, continua Féronde, n’y a-t-il que nous deux ici ? — Nous sommes des milliers ; mais tu ne peux ni les voir ni les entendre ; et eux aussi ne t’entendent ni ne te voient. — À quelle distance sommes-nous de notre pays ? — À des milliers de lieues. — Diable ! c’est beaucoup ; nous devons être sans doute hors du monde, puisqu’il y a si loin d’ici à notre village. »

Le moine ne pouvait s’empêcher de rire sous cape des questions saugrenues et de la stupidité du bonhomme. Il allait régulièrement tous les jours lui porter à manger ; mais il se lassa de le battre et de lui parler. Ce malheureux avait déjà passé dix mois dans cette prison obscure, lorsque sa femme, qui l’avait presque entièrement oublié, devint grosse. Aussitôt qu’elle s’en fut aperçue, elle en avertit l’abbé, qui ne cessait de lui rendre de fréquentes visites. Ils jugèrent alors qu’il était à propos de ressusciter le mari, pour couvrir leur libertinage. Sans cet accident, le pauvre diable eût peut-être passé bien des années dans son purgatoire.

L’abbé se rendit lui-même, la nuit suivante, dans la prison de Féronde, et contrefaisant sa voix, il lui cria, à travers un long cornet : « Console-toi, Féronde, Dieu veut que tu retournes sur la terre, où tu auras un second fils, à qui tu donneras le nom de Benoît. Tu dois cette grâce signalée aux fréquentes