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servirait de rien de vous cacher les miens. Je vous avoue donc que, dans ma jeunesse, j’aimai le malheureux jeune homme que mon mari est accusé d’avoir tué ; car je ne vous cacherai point que, malgré la cruauté avec laquelle je le traitai avant son départ, ni son éloignement, ni sa longue absence, ni même sa fin malheureuse, n’ont pu l’effacer de mon cœur ; il m’a toujours été cher, il me l’est encore ; et quoique mort, son image est sans cesse présente à mon esprit. — Apprenez, ma belle dame, que le Tédalde qui a été tué n’est pas le Tédalde de la maison d’Éliséi, que vous avez aimé et que vous regrettez. Mais, dites-moi, je vous prie, quel fut le motif qui vous engagea à rompre si brusquement avec lui ? Que vous avait-il fait pour le traiter avec tant de barbarie ? — Rien du tout ; mais m’étant confessée à un maudit religieux que j’avais alors pour directeur, et lui ayant déclaré mon amour pour Tédalde et les faveurs que je lui accordais, il me fit de si grands reproches et une telle frayeur à ce sujet, que l’impression ne s’en est point effacée de mon esprit. Il me déclara que si je n’abandonnais incontinent ce commerce criminel, je n’obtiendrais jamais le pardon de mon péché, et que je serais précipitée dans les profonds abîmes de l’enfer, pour y brûler éternellement ; enfin, il m’épouvanta si fort, que je rompis tout à coup avec mon amant. Je cessai de le voir ; et, pour ne plus m’exposer à la tentation, je ne voulus ni lire aucune de ses lettres, ni recevoir aucun message de sa part. Ce sacrifice, qui me coûta plus que je ne saurais vous l’exprimer, mit le désespoir dans le cœur de Tédalde, et le jeta dans une mélancolie affreuse. J’avoue que, pour si peu qu’il eût insisté, je n’aurais pu tenir contre la résolution que j’avais prise. Le pauvre jeune homme maigrissait et se consumait à vue d’œil, lorsque, pour faire sans doute diversion à sa douleur, il prit le parti de quitter Florence, et s’en alla, sans rien dire à personne, je ne sais dans quel pays. Depuis ce moment je n’ai pas passé un seul jour sans le regretter.

— Voilà justement, madame, le péché qui vous a attiré l’affliction que vous éprouvez aujourd’hui, dit le pèlerin en l’interrompant. Je sais, à n’en pouvoir douter, que Tédalde ne vous fit aucune espèce de violence pour vous attacher à lui ; que vous l’aimâtes d’inclination, parce qu’il vous avait paru sensible et honnête, et que ce ne fut que de votre plein gré qu’il obtint vos faveurs. Je sais qu’étant ainsi unis, sa tendresse pour vous devint mille fois plus forte et plus vive que la vôtre ; jamais amant ne fut ni si tendre, ni si passionné ; il eût mieux aimé mourir que de vous être infidèle et de cesser de vous aimer. Comment avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre si brusquement avec un si honnête homme ? Ne deviez-vous pas réfléchir auparavant sur la démarche que vous alliez faire, prévoir les fâcheux événements qui pouvaient en résulter, tout peser, tout considérer, et penser que vous auriez peut-être sujet de vous en repentir un jour ? Ne lui aviez-vous pas donné votre cœur ? Pouviez-vous donc