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oublié. Il repassa alors dans son imagination le mérite de cette dame, et ne put résister cette fois au désir violent qu’il avait de la revoir. Il met ses affaires en ordre ; il s’embarque sans perdre de temps, et arrive à Ancône, accompagné d’un seul domestique. Il fait passer de là ses effets à Florence, à l’adresse d’un correspondant de son associé, et, revêtu d’un habit de pèlerin, il prend, sous ce déguisement, le chemin de sa patrie. Arrivé à Florence, il va loger dans une auberge, que trois frères tenaient près de la maison d’Hermeline. Ses premiers soins furent de passer devant cette chère maison, dans l’espérance de voir son ancienne maîtresse ; mais, trouvant les portes et les fenêtres fermées, il crut qu’elle avait changé de demeure, ou qu’elle ne vivait plus. Plein de cette triste idée, il passa ensuite devant la maison des Éliséi, ses frères aînés. Autre sujet d’inquiétude et d’étonnement : il voit devant leur porte trois ou quatre de leurs domestiques en deuil. Il ne sait que penser. Persuadé qu’on ne pourrait le reconnaître sous l’habit qu’il portait, son visage étant d’ailleurs fort changé, il entre incontinent chez un cordonnier du voisinage, sous prétexte d’avoir besoin de quelque chose de sa boutique, et, après un court dialogue, il lui demande pourquoi ces gens étaient en deuil. « Parce qu’un frère des maîtres de la maison, nommé Tédalde, qui était venu ici depuis quelque temps après une longue absence, a été tué il y a quinze ou vingt jours. — Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites là ? — Très-certainement, et même j’ai ouï dire que les frères du mort ont prouvé juridiquement qu’Aldobrandin Palerinini, que vous connaissez peut-être, était l’auteur de cet assassinat ; car on prétend que ce Tédalde était amoureux de sa femme, et qu’il était venu déguisé pour coucher avec elle. — Et qu’a-t-on fait à Aldobrandin ? — On l’a mis en prison, et il est à la veille de passer un mauvais quart d’heure. — Et sa femme, qu’est-elle devenue ? — Elle est chez elle, fort affligée de cette aventure, comme vous le pensez bien. »

Tédalde était étonné à un point qui ne se conçoit pas ; il ne pouvait s’imaginer qu’il y eût quelqu’un qui lui ressemblât assez pour qu’on l’eût pris pour lui-même. Touché de la malheureuse destinée d’Aldobrandin, et charmé pourtant d’avoir appris que sa chère Hermeline vivait encore, il retourna au logis, la tête remplie de mille idées différentes. On le mit coucher dans une chambre au dernier étage. Le mauvais lit qu’on lui avait donné, le mince souper qu’il avait fait, l’inquiétude qu’il éprouvait, tout cela joint ensemble ne lui permit pas de fermer l’œil. Vers une heure après minuit, il entendit marcher sur le toit, et puis descendre sur le palier de sa chambre. Voulant voir ce que c’était, il sort du lit, s’approche tout doucement de la porte, et aperçoit de la lumière à travers une fente. Il approche son œil de cette fente, et il aperçoit très-distinctement une femme avec trois hommes. La femme, qui tenait une lampe, lui paraissait jeune et craintive ; il redouble alors d’attention, et prêtant une