Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/201

Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’on ait ainsi trompée. Mon crime vient de trop d’amour ; jamais votre mari ne vous a aimée ni ne vous aimera autant que je vous aime : il ne sent pas autant que moi le prix de vos charmes. Ne vous affligez point, je vous en prie, ma chère amie ! je suis et serai toujours tout à vous. Si je vous avais moins aimée, je ne serais pas si coupable. Pardonnez l’artifice dont je me suis servi à l’excès de ma tendresse. Je vous idolâtre ; et si vous saviez tout ce que j’ai souffert avant d’employer la ruse pour vous subjuguer, vous cesseriez d’être fâchée contre moi. »

Toutes ces raisons ne la consolaient point ; elle fondait en larmes de dépit et de rage. Néanmoins, quelque outrée qu’elle fût, elle eut assez de liberté d’esprit pour sentir qu’elle aurait tort de faire un esclandre ; elle comprit que le plus grand mal retomberait sur elle ; c’est pourquoi elle ne jugea point à propos de crier quand Richard eut ôté sa main de dessus sa bouche. Pour mieux la consoler, notre amoureux ne manqua pas de lui promettre le secret le plus inviolable, il lui serrait les mains, les approchait de son cœur, et lui marquait de toutes les façons le plus grand attachement. « Laissez-moi, cruel, lui dit-elle ; je doute que vous obteniez jamais du ciel le pardon de l’outrage que vous m’avez fait. Je suis la victime de ma simplicité et de ma jalousie. Je ne crierai point. Je sens que tout éclat pourrait me nuire ; mais, soyez assuré que, de façon ou d’autre, je ne mourrai point avant de m’être vengée du cruel tour que vous avez eu l’indignité de me jouer. Laissez-moi, ne me retenez plus, à présent que vous avez obtenu ce que vous désiriez ; laissez-moi, vous dis-je, aller cacher ma honte et mon désespoir. »

Richard n’avait garde de la laisser partir avant d’avoir fait sa paix : il lui parla encore, lui demanda mille fois pardon, et lui montra tant de douleur et de tendresse, qu’il finit par la désarmer. Quand il l’eut apaisée, il la supplia de permettre qu’il lui donnât encore des preuves de son amour, pour gages de la sincérité du pardon qu’elle lui accordait. Elle fit bien des difficultés, mais enfin elle se laissa gagner. Le plaisir acheva si bien de la réconcilier avec lui, qu’elle ne s’en sépara qu’avec le plus grand regret. En ces sortes de choses, rien ne coûte que le commencement. Elle trouva une si grande différence entre Richard et son mari, qu’elle eut depuis ce jour pour le premier autant d’amour qu’elle avait eu autrefois de froideur et d’indifférence. Ils retournèrent plusieurs fois chez le même baigneur et dans d’autres endroits, et se conduisirent avec tant de prudence, que la femme de l’un et le mari de l’autre ne se doutèrent jamais de leur intrigue.