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temps le plus long ne suffirait pas pour vous témoigner toute ma sensibilité. Je vous prie donc de vouloir bien suppléer vous-même à tout ce que je pourrais vous dire pour vous remercier dignement. Je vous assurerai seulement que j’aimerais mieux mourir mille fois que de vous compromettre en aucune manière, et que je me conduirai toujours de façon à me rendre digne de votre amour. Je n’ai maintenant plus rien à vous dire, si ce n’est que Dieu vous rende aussi constante et aussi heureuse que je le désire et que vous le méritez. »

La dame n’ouvrit point la bouche, mais laissa connaître au Magnifique qu’elle n’était pas aussi insensible qu’elle l’avait paru d’abord. L’amoureux passionné, voyant qu’il n’en pouvait tirer aucun mot, se leva et courut vers le mari, qui lui dit en souriant : « Eh bien, monsieur le galant, ne vous ai-je pas bien tenu ma promesse ? — Mais non, lui répondit-il froidement ; vous m’aviez promis un entretien avec madame votre épouse, et vous ne m’avez présenté qu’une belle statue. » Cette réponse du Magnifique plut extrêmement à messire François, parce qu’elle ne fit que lui donner une plus grande opinion de la vertu de sa femme. « Le cheval qui vous appartenait n’en est pas moins à moi, répliqua-t-il. — J’en conviens ; mais si j’eusse pourtant imaginé ne retirer qu’un pareil avantage de la grâce que vous m’avez faite, je vous avoue que j’aurais beaucoup mieux aimé vous en faire cadeau, sans y mettre de condition : j’aurais eu du moins la satisfaction de vous en avoir fait la galanterie en entier, au lieu que je n’ai fait en quelque sorte que vous le vendre. » Le mari souriait malignement en l’écoutant, et se moquait de lui tant qu’il pouvait. Parvenu ainsi au comble de ses désirs, il partit deux jours après pour se rendre à Milan.

Quand la dame se vit en liberté dans sa maison, le discours que le Magnifique lui avait tenu, l’amour dont il brûlait pour elle, la générosité avec laquelle il avait fait le sacrifice d’un cheval auquel il était attaché, toutes ces choses s’offraient continuellement à son esprit ; son amour-propre prenait même plaisir à s’en occuper. Ce qui contribuait surtout à l’entretenir de ces idées, c’était de voir le passionné Richard passer et repasser plusieurs fois le jour devant sa fenêtre. Elle disait en elle-même lorsqu’elle l’apercevait : « Le pauvre jeune homme, comme il m’aime ! ne dois-je pas avoir compassion de lui, puisque c’est pour moi qu’il souffre ? Que ferai-je ici toute seule pendant six mois de veuvage ? C’est bien du temps pour une femme de mon âge. Comment mon mari pourra-t-il me payer ces arrérages ? Qui sait s’il ne fera pas une maîtresse à Milan ? D’ailleurs, quand trouverai-je un amant aussi tendre, aussi aimable que le Magnifique ? » Ces réflexions, qui revenaient sans cesse à son esprit, la déterminèrent enfin à pendre les deux bonnets à la fenêtre de sa chambre. Richard ne les eut pas plutôt aperçus que, transporté de la plus vive joie, il se crut le plus heureux des hommes. Il attendit la nuit avec beaucoup d’impatience,