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affectée, et elle sentit son cœur s’ouvrir insensiblement aux douces impressions de la tendresse. Sa sensibilité s’accrut à tel point, qu’elle ne fut bientôt plus maîtresse de la cacher ; et quoique, pour obéir aux ordres formels de son mari elle gardât le silence, les soupirs qu’elle laissait échapper exprimaient bien éloquemment ce qu’elle eût déclaré peut-être ouvertement au Magnifique, si elle eût eu la liberté de parler.

Celui-ci, surpris de son silence, en connut bientôt la cause, en voyant le mari qui riait sous cape. Je comprends qu’il vous a défendu de parler : le barbare !… N’imitez pas son exemple, madame ; un mot suffit pour me rendre heureux.

Elle ne lui dit point ce mot qu’il demandait ; mais ses yeux, les mouvements de son visage, les soupirs qui s’échappaient à tout instant de son cœur, faisaient à merveille l’office de sa bouche. Le Magnifique s’en aperçut aisément ; il conçut dès lors quelque espérance et prit courage. « Eh bien ! dit-il, puisque votre mari vous a défendu de me répondre, je répondrai pour vous, je serai l’interprète de vos sentiments. » Et aussitôt de tenir le langage qu’il désirait qu’elle lui tînt. « Mon cher Richard, dit-il, en prenant un ton plein de douceur, il y a longtemps que je me suis aperçue de ton amour pour moi ; ce que tu viens de me dire me prouve combien il est tendre et sincère. Je t’avoue que j’en suis flattée, que j’en ai un vrai plaisir. Je t’ai paru insensible, cruelle ; je ne veux plus que tu croies que cette insensibilité soit dans mon cœur : oui, je t’aimais ; mais la prudence m’empêchait d’en rien témoigner : je suis trop jalouse de ma réputation et de l’estime du public pour avoir agi autrement ; mais comme je te connais prudent et discret, sois tranquille, je suis toute disposée à te donner des preuves de mon tendre attachement. Encore quelques jours de patience, et sois sûr que je tiendrai la promesse que je te fais. Je sens que ce n’est que pour l’amour de moi que tu fais présent de ton beau cheval à mon mari ; il est juste que tu sois dédommagé de ce sacrifice. Tu sais qu’il est à la veille de partir pour Milan : je te jure qu’aussitôt après son départ tu pourras me voir à ton aise ; et pour que je ne sois pas dans le cas de te parler encore pour t’apprendre le temps auquel nous pourrons nous réunir, je te préviens que le jour que je serai libre et que j’aurai tout disposé pour te recevoir, je suspendrai deux bonnets à la fenêtre de ma chambre qui donne sur le jardin. Tu viendras m’y trouver, en prenant bien garde que personne ne te voie ; je t’y attendrai, et nous passerons le reste de la nuit ensemble. »

Après avoir ainsi parlé pour la belle muette, il parla ensuite pour lui-même en ces termes.

« Ma belle, ma chère, mon adorable dame, je suis si pénétré de vos bontés, elles me causent une si vive joie, que je n’ai pas d’expressions pour vous peindre ma reconnaissance ; et quand les expressions ne me manqueraient pas, le