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à la femme d’autrui, mais à la sienne propre. De plus, il faut avoir une chambre dans la maison, d’où vous puissiez voir le ciel pendant la nuit. Vous vous y rendrez à l’heure des Complies, et vous aurez soin d’y placer une table large et élevée, de manière que vous puissiez y placer vos reins, ayant vos pieds à terre. Quand vous aurez couché votre dos sur cette table, vous étendrez ensuite vos bras en forme de croix, et, les yeux attachés au ciel, vous demeurerez dans cette posture jusqu’à la pointe du jour, sans bouger de place. Si vous étiez un homme lettré, vous seriez obligé de dire pendant ce temps certaines oraisons que je vous donnerais pour les apprendre par cœur ; mais, ne l’étant pas, il suffira que vous disiez trois cents Pater et trois cents Ave Maria, en l’honneur de la très-sainte Trinité. En regardant les étoiles, vous aurez toujours présent à votre mémoire que Dieu a créé le ciel et la terre ; et, en tenant vos bras étendus en croix, vous aurez soin de méditer sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Au premier coup de cloche de Matines, vous pourrez sortir de ce lieu de méditation et vous jeter sur votre lit pour vous délasser. Puis, dans la matinée, vous tâcherez de dire cinquante Pater et autant d’Ave Maria. Si vous avez du temps de reste, vous pourrez vaquer à vos affaires. Après dîner, vous ne manquerez pas d’aller à Vêpres dans notre église, où vous direz plusieurs prières, sans lesquelles tout le reste serait inutile. De là vous retournerez chez vous, et à l’heure de Complies, vous recommencerez ladite pénitence, le tout pendant quarante jours. J’ai fait tout cela autrefois, et si vous vous sentez en état de le faire aussi, je puis vous assurer qu’avant la fin des quarante jours, vous sentirez des avant-goûts de la béatitude éternelle, ainsi que je l’ai moi-même éprouvé.

— Que je vous sais gré, mon révérend père, de tout ce que vous venez de m’apprendre ! lui répondit Pucio. Je ne vois là rien de bien difficile ni de trop long. Pas plus tard que dimanche prochain, j’espère, avec la grâce de Dieu, commencer cette pénitence salutaire. » Il ne quitta pas le moine sans lui renouveler ses remercîments au sujet du service qu’il venait de lui rendre.

Pucio ne fut pas plutôt de retour au logis qu’il raconta tout à sa femme, qui, moins simple que lui, comprit d’abord que c’était une ruse du moine pour se ménager la liberté de pouvoir passer d’heureux moments auprès d’elle. L’invention lui parut ingénieuse et assez conforme à l’esprit d’un dévot imbécile. Elle dit à son mari qu’elle était charmée des progrès qu’il allait faire pour mériter le ciel, et que, pour avoir part à sa pénitence, elle voulait jeûner avec lui, en attendant de pouvoir pratiquer elle-même les autres mortifications.

Le dimanche suivant, frère Pucio ne manqua pas de commencer sa pénitence, et dom Félix, d’accord avec la femme, ne manqua pas non plus de se rendre