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Elle ne tarda pas à trouver la personne qu’elle cherchait. Un jour, en allant à l’église elle vit un jeune gentilhomme de la ville, dont la physionomie la charma si fort, qu’elle en devint aussitôt amoureuse. Sa passion fit de tels progrès, qu’elle ne pouvait reposer la nuit, quand elle avait passé le jour sans le voir. Pour lui, il était parfaitement tranquille, parce qu’il ignorait les sentiments qu’il avait fait naître dans le cœur de la belle ; et la belle était trop prudente pour oser les lui découvrir par lettres ou par l’entremise d’aucune femme, craignant avec raison les suites d’une pareille démarche. Comme elle était naturellement rusée, elle trouva moyen de l’en instruire sans se compromettre.

Elle avait remarqué qu’il voyait fréquemment un moine qui, quoique gras et bien dodu, menait une vie fort régulière et jouissait de la réputation d’un saint homme. Elle pensa que ce moine pourrait servir son amour, et lui fournir le moyen de parler un jour au jeune homme. Après avoir donc réfléchi sur la manière dont elle s’y prendrait, elle alla au couvent, et, ayant fait appeler le religieux, elle lui témoigna un grand désir de se confesser à lui. Le bon père, qui du premier coup d’œil la jugea femme de condition, l’entendit volontiers. Après lui avoir déclaré ses péchés, la dame lui dit qu’elle avait une confidence à lui faire et une grâce à lui demander. « J’ai besoin, mon révérend père, de vos conseils et de votre secours pour ce que j’ai à vous communiquer. Vous savez à présent quels sont mes parents : je vous ai également fait connaître mon mari ; mais je ne vous ai pas dit, et je dois vous l’apprendre, qu’il m’aime plus qu’il ne s’aime lui-même. Je ne puis rien désirer qu’il ne me le donne aussitôt. Il est extrêmement riche, et il ne se sert de sa fortune que pour prévenir mes goûts et me rendre heureuse. Je vous prie d’être bien persuadé que je réponds à sa tendresse comme je le dois. Mon amour égale pour le moins le sien. Je me regarderais comme la plus ingrate et la plus méprisable des femmes, si je songeais seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou blesser tant soit peu sa délicatesse. Vous saurez donc, mon révérend père, qu’un jeune homme dont j’ignore l’état et le nom, et qui me prend sans doute pour tout autre que je ne suis, m’assiége tellement, que je le trouve partout. Je ne puis paraître sur la porte, à la fenêtre, dans la rue, qu’il ne s’offre aussitôt à mes yeux. Je suis même étonnée qu’il ne m’ait pas suivie ici, tant il est sur mes pas. Il est grand, bien fait, d’assez jolie figure, et ordinairement vêtu de noir. Il a l’air d’un homme de bien et de distinction, et, si je ne me trompe, je crois l’avoir vu souvent avec vous. Comme ces sortes de démarches exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux, quoiqu’elle n’y ait aucune part, j’avais eu d’abord envie de prier mes frères de lui parler, mais j’ai pensé que des jeunes gens ne peuvent guère s’acquitter de ces sortes de commissions de sang-froid : ils parlent ordinairement avec