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baguette ; et après avoir pris la précaution de se bien laver, bien parfumer, pour ne pas sentir le palefrenier et ne pas faire apercevoir la reine de la tromperie, il se cacha un soir dans la grande salle. Lorsqu’il comprit que tout le monde dormait, il crut qu’il était temps de satisfaire ses désirs, ou de courir à une mort certaine, qu’il désirait subir avec éclat. Il fait du feu avec un fusil qu’il portait sur soi, allume sa bougie, s’enveloppe du manteau, et va frapper deux petits coups à la porte de la chambre de sa souveraine. Une femme lui ouvre, prend sa bougie, les yeux à demi fermés par le sommeil, et lui de gagner le lit de la reine, qui dormait déjà. Il se couche sans cérémonie à côté d’elle, et la prend entre ses bras, sans lui dire un seul mot, mais non sans lui faire du plaisir. La reine, ne se doutant de rien, crut que son mari avait de l’humeur ; car, dans les moments de chagrin, il ne parlait point et souffrait avec peine qu’on lui parlât. À la faveur de ce silence, le palefrenier jouit à plusieurs reprises de la dame, étonnée de ce que la mauvaise humeur du roi devenait si bonne pour elle. Cela fait, quoiqu’il eût bien de la peine à s’arracher de ce bon lit, mais craignant que, s’il demeurait davantage, le plaisir ne se changeât en douleur, cet amant téméraire se leva, reprit son manteau, sa bougie, et alla promptement et sans bruit se coucher dans le sien. « Quel bonheur, disait-il en lui-même, de n’avoir été aperçu de qui que ce soit, de n’avoir point été reconnu de la femme de chambre, ni de la reine elle-même ! quels plaisirs ! quelle belle femme ! quelle peau ! que ce lit-ci est dur, désagréable en comparaison ! »

À peine fut-il sorti de chez la reine, que le roi, qui s’était éveillé pendant la nuit, sans pouvoir se rendormir, et voulant mettre à profit son insomnie, alla trouver sa femme, fort surprise de cette nouvelle visite. S’étant mis au lit, et l’ayant saluée de la bonne façon : « Quelle nouveauté, sire ! lui dit-elle dans son étonnement ; il n’y a qu’un moment que vous sortez d’ici. Vous vous en êtes donné même plus que de coutume, et vous revenez encore à la charge ! Ménagez un peu votre santé, qui m’est plus chère que le nouveau plaisir que vous pourriez me donner. »

Ces paroles furent un coup de foudre pour le monarque. Il comprit dans l’instant que sa femme avait été trompée, et qu’un audacieux avait pris sa place auprès d’elle. Mais puisqu’elle ne s’en était point aperçue, non plus que la femme de chambre, qui avait témoigné quelque étonnement en ouvrant la porte pour la seconde fois, il crut, en homme prudent, devoir feindre d’être déjà venu. Un étourdi l’aurait sans doute détrompée : il jugea qu’il était plus sage de la laisser dans sa bonne foi, pour ne pas la chagriner et l’exposer peut-être à regretter un commerce qui ne lui avait pas déplu. Agiluf, plus troublé qu’il ne paraissait l’être contenta donc de lui demander adroitement : « Est-ce que vous me jugez incapable, madame, de vous faire deux visites dans une