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mais, avec le temps, elles grossirent le petit troupeau du muet. Quel débrideur de nonnes ! dira-t-on sans doute. Patience, on n’est pas encore au bout de ses exploits.

Madame l’abbesse ne se doutait nullement de ce qui se passait. Les jeunes poulettes qui étaient sous sa direction avaient d’autant moins de peine à lui cacher leurs intrigues avec le coq-jardinier, qu’elles étaient d’intelligence et toutes également coupables. Un jour qu’elle se promenait seule dans le jardin par un grand chaud, elle trouva Mazet qui dormait, couché à l’ombre d’un amandier. Il avait assez travaillé la nuit pour avoir peu de chose à faire pendant le jour. Quelques-unes des sultanes de son sérail se trouvaient dans leur temps critique, et il y avait peu de temps qu’il avait donné aux autres leur ration. Il était en chemise à cause de la grande chaleur, et le vent la lui avait levée au point qu’il était presque tout découvert depuis les cuisses jusqu’à l’estomac. À cette vue, la mère abbesse sent l’aiguillon de la chair se réveiller, et elle succombe à la tentation comme l’avaient fait ses nonnains. Elle tourne la tête de tous côtés, et n’apercevant ni n’entendant personne, elle éveille Mazet et le mène dans son appartement. Dieu sait comme elle en fut contente ! Elle l’y garda plusieurs jours, quoique les religieuses se plaignissent grandement de ce que le rustre ne venait plus labourer leur jardin. Après l’avoir fait bien manger, bien boire, bien travailler, elle le relâcha, mais dans l’intention de le rappeler dans peu de temps. Comme la commère aimait le jeu qu’elle lui faisait jouer, elle rognait par là la portion des autres, car ce bon jardinier, tout vigoureux qu’il était, ne pouvait plus les satisfaire toutes ; il comprit même que s’il continuait encore le train qu’il menait, il s’en trouverait très-mal. Une nuit, étant donc couché avec l’abbesse, qui lui demandait plus qu’il ne pouvait donner : « Madame, lui dit-il en rompant tout à coup le silence, je sais qu’un coq peut suffire à dix poules, mais difficilement dix hommes peuvent-ils suffire à une femme : comment voulez-vous donc que je fasse, moi qui en ai neuf à contenter ? Je n’y saurais plus tenir, madame ; mettez-y ordre, je vous prie, ou donnez-moi mon congé. »

L’abbesse faillit à se trouver mal d’étonnement. « Que veut dire tout ceci ? lui dit-elle, je te croyais muet ! — Je l’étais en effet, répondit Mazet, non pas de naissance, à la vérité, mais par la suite d’une maladie qui me fit perdre la parole. Je viens de la recouvrer tout à l’heure, et j’en rends grâces au Seigneur. » L’abbesse crut qu’il disait vrai ou feignit d’en être persuadée : elle lui demanda ce qu’il voulait dire avec ses neuf femmes à contenter. Mazet lui raconta tout ce qui s’était passé. La dame, voyant que ses religieuses n’étaient pas plus sages qu’elle, et se doutant bien qu’elles n’ignoraient pas non plus son intrigue avec Mazet, ou qu’elles la sauraient tôt ou tard, prit le parti de se concerter avec elles pour pourvoir garder ce bon jardinier sans causer de scandale.