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nous n’abandonnons ici personne ; nous pouvons dire, au contraire, que nous y sommes abandonnées. Nos époux, nos parents, nos amis, fuyant le danger, nous ont laissées seules, comme si nous ne leur étions attachées par aucun lien. Nous ne serons donc blâmées de personne en prenant le parti que je vous propose. Songez que, si nous refusons de l’embrasser, il ne peut que nous arriver quelque chose de triste et de fâcheux. Ainsi, si vous voulez me croire, prenant avec nous nos servantes et tout ce qui nous est nécessaire, nous irons, dès aujourd’hui, parcourir les lieux les plus agréables de la campagne, pour y prendre tous les divertissements de la saison, jusqu’à ce que nous voyions quel train prendront les calamités publiques. Faites attention surtout, mesdames, que l’honneur même nous invite à sortir d’une ville où règne un désordre général, et où l’on ne peut demeurer plus longtemps sans exposer sa vie ou sa réputation. »

Ce discours de madame Pampinée reçut une approbation générale. Ses compagnes furent si enchantées de son projet, qu’elles avaient déjà cherché en elles-mêmes des moyens pour l’exécution, comme si elles eussent dû partir sur l’heure. Cependant madame Philomène, femme très-sensée, crut devoir leur communiquer ses observations : « Quoique ce que vient de proposer madame Pampinée soit très-raisonnable et très-bien vu, dit-elle, il ne serait pourtant pas sage de l’exécuter sur-le-champ, comme il semble que nous voulons le faire. Nous sommes femmes, et il n’en est aucune, parmi nous, qui ignore que, sans la conduite de quelque homme, nous ne savons pas nous gouverner. Nous sommes faibles, inquiètes, soupçonneuses, craintives et naturellement peureuses : ainsi, il est à craindre que notre société ne soit pas de longue durée, si nous n’avons un guide et un soutien. Il faut donc nous occuper d’abord de cet objet, si nous voulons soutenir avec honneur la démarche que nous allons faire.

— Et véritablement, répondit Élise, les hommes sont les chefs des femmes. Il ne nous sera guère possible de faire rien de bon ni de solide, si nous sommes privés de leur secours. Mais comment pourrons-nous avoir des hommes ? Les maris de la plupart de nous sont morts ; et ceux qui ne le sont pas courent le monde, sans que nous sachions où ils peuvent être actuellement. Prendre des inconnus ne serait pas décent. Il faut pourtant que nous songions à conserver notre santé et à nous garantir de l’ennui du mieux qu’il nous sera possible ! »

Pendant qu’elles s’entretiennent ainsi, elles voient entrer dans l’église trois jeunes gens, dont le moins âgé n’avait pourtant pas moins de vingt-cinq ans. Les malheurs du temps, la perte de leurs amis, celle de leurs parents, les dangers dont ils étaient eux-mêmes menacés, ne les affectaient pas assez pour leur faire oublier les intérêts de l’amour. L’un deux s’appelait Pamphile ; l’autre, Philostrate ; et le dernier, Dionéo : tous trois polis, affables et bien faits. Ils étaient venus en ce lieu dans l’espérance d’y rencontrer leurs maîtresses, qui