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sexe m’empêchait de vous demander ? Avez-vous oublié la manière ridicule dont vous vous y preniez pour vous dispenser de contenter mes besoins à cet égard ? Si l’étude des lois vous était plus agréable qu’une femme, il ne fallait pas vous marier. Mais que dis-je ? je ne vous ai jamais regardé comme un juge ; vous me paraissiez plutôt un crieur de fêtes et de confréries, tant vous connaissiez bien les jeûnes et les vigiles. Convenez, monsieur, que si vos fermiers et vos laboureurs avaient chômé autant de fêtes qu’en a chômé celui qui avait mon petit jardin à cultiver, vous n’auriez jamais recueilli un grain de blé. Or, comme le bon Dieu ne veut pas que les bonnes terres restent en friche, il a jeté un regard de pitié sur moi ; et, par un coup de sa providence, il m’a fait tomber entre les mains du seigneur Pagamin, avec qui il n’est jamais question de fêtes ; j’entends de ces fêtes que vous chômiez si religieusement, ayant plus de vocation et plus de zèle sans doute pour le service des saints que pour celui des dames. On ne connaît dans cet asile ni vendredi, ni samedi, ni vigiles, ni quatre-temps, ni le carême qui est si long ; mais jour et nuit on y laboure, on y est infatigable à l’ouvrage ; cette nuit même, depuis qu’on a sonné matines, j’en ai fait la douce expérience. Ainsi ne trouvez pas mauvais, monsieur, que je veuille toujours demeurer avec un si bon ouvrier. J’ai du goût pour le travail, et je suis déterminée à travailler avec lui tant que je serai jeune : pour les fêtes, les jeûnes et les abstinences, je me réserve de les observer quand je serai vieille. Ce que vous pouvez donc faire de mieux, monsieur, c’est de vous en retourner bien vite. Partez sans délai, et que Dieu vous conduise. Vous n’avez aucunement besoin de moi pour célébrer vos fêtes tant qu’il vous plaira d’en imaginer, ni moi de vous pour connaître les jours ouvrables. »

Ce discours perçait le cœur au pauvre Richard, qui en était tout interdit. Il fut cent fois tenté de l’interrompre ; mais comme il se trouvait chez un étranger, et chez un corsaire, il crut devoir patienter. Mais quand elle eut cessé de parler : « Quoi ! ma chère amie, lui dit-il d’un ton affectueux, peux-tu bien me tenir de pareils propos ? Fais-tu donc si peu de cas de ton honneur et de celui de ta famille ? Est-il possible que tu aimes mieux demeurer avec cet homme, pour être sa catin et vivre toujours en état de péché mortel, que de retourner à Pise, pour y vivre avec ton mari, comme une honnête femme ? Songe que si tu viens à déplaire à Pagamin, il ne fera pas la moindre difficulté de te mettre à la porte, tandis que si tu veux venir avec moi, je ne cesserai de t’aimer ; et si je viens à mourir, tu seras toujours dame et maîtresse de ma maison. Faut-il qu’un appétit désordonné, une passion honteuse et criminelle, te fasse renoncer à ton honneur et à ton époux qui t’aime si tendrement ? De grâce, mon cher cœur, ne me tiens plus ces propos offensants et n’hésite point à t’en revenir avec moi. Je te promets, puisque je connais à présent ton humeur, de faire désormais des efforts pour contenter