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qui s’attendait à être reçu avec les plus vives caresses, fut on ne peut pas plus surpris de cette froideur. Peut-être, disait-il en lui-même pour se consoler, peut-être que la douleur et les chagrins qui ne m’ont pas quitté depuis que j’ai eu le malheur de la perdre, m’ont si fort changé, qu’elle ne me reconnaît plus. D’après cette idée : « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, qu’il m’en coûte cher de t’avoir menée à la pêche ! Jamais douleur n’a été aussi sensible que celle que j’ai soufferte depuis l’instant fatal que je t’ai perdue ; et tu es assez barbare pour garder le silence, comme si tu ne me connaissais point ! Ne vois-tu pas que je suis ton mari Richard, qui suis venu pour te reprendre et te ramener à Pise, en payant ta rançon à cet honnête homme qui veut bien avoir la bonté de te rendre pour la somme que je voudrai lui donner ? » Bartholomée, se tournant vers lui en souriant un peu : « Est-ce bien à moi, monsieur, lui dit-elle, que vous en voulez ? Regardez-moi bien, vous me prenez sans doute pour une autre. Pour moi, je ne me souviens seulement pas de vous avoir vu. — Pense bien, ma chère, à ce que tu dis ; regarde-moi bien toi-même, et si tu veux t’en souvenir, tu ne douteras plus que je ne sois ton Richard de Quinzica. — Vous me pardonnerez, monsieur, mais il n’est pas décent que je vous regarde beaucoup. Je vous ai cependant assez envisagé pour être certaine que c’est pour la première fois que je vous vois. »

Le pauvre juge était décontenancé : il s’imagina ensuite qu’elle ne parlait ainsi en la présence de Pagamin que parce qu’elle craignait le corsaire ; c’est pourquoi il pria celui-ci de vouloir bien lui permettre d’avoir avec elle un entretien particulier dans sa chambre, pour entendre ce qu’il avait à lui dire, et pour répondre ce qu’elle jugerait à propos. Dès qu’ils y furent entrés, ils s’assirent, et le bonhomme, se voyant vis-à-vis de sa femme, qui tenait toujours ses yeux baissés, lui parla en ces termes : « Eh ! mon cher cœur, ma chère, ma bonne amie, ma plus douce espérance, ne connais-tu plus ton Richard, qui t’aime plus que sa vie ? Comment peut-il se faire que tu l’aies sitôt oublié ? Suis-je donc si défiguré ? Pour Dieu, ma mignonne, regarde-moi ; je suis sûr qu’avec un peu d’attention tu me reconnaîtras aussitôt. »

La dame, à ces mots, part d’un éclat de rire ; et sans lui donner le temps de continuer ses douceurs : « Il faut, lui dit-elle, que vous soyez bien simple pour penser que j’aie assez peu de mémoire pour ne pas voir du premier coup d’œil que vous êtes Richard de Quinzica, mon mari. Mais si j’ai fait semblant de ne pas vous connaître, pouvez-vous vous en plaindre ? N’est-ce pas vous qui, pendant tout le temps que nous avons demeuré ensemble, avez fait voir que vous ne me connaissiez pas ? Si vous m’aimiez, comme vous voulez me le faire entendre, si je vous avais été chère, vous m’auriez traitée de la même manière qu’une jeune femme, fraîche et qui aime le plaisir, veut qu’on la traite. Avez-vous pu ignorer qu’elle a besoin de quelque chose que la pudeur naturelle à mon