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et la jalousie, répondit-il, désespéré d’avoir perdu mon argent et mon honneur, je jurai sa mort, et la fis tuer par mon valet. — Et que fîtes-vous de son corps ? — Suivant le rapport de l’esclave, son corps devint aussitôt la proie des loups. »

Le ministre du soudan, qui avait caché à son maître la véritable raison pour laquelle il l’avait supplié de faire comparaître les deux marchands, se tourne alors vers lui, et dit : « Vous voyez, seigneur, bien clairement, comme cette pauvre dame a été malheureuse en mari et en amant. Ce dernier lui enlève l’honneur par l’imposture la plus atroce, et ruine son mari. L’autre, trop crédule, la fait tuer, et la laisse manger aux loups. Voilà ce qui s’appelle un amant et un mari bien tendres ! Je parie que, s’ils étaient dans le cas de revoir cette femme infortunée, aucun d’eux ne la reconnaîtrait, tant leur amour a été grand ! Mais vous êtes équitable, seigneur, et vous voyez vous-même ce qu’ils ont mérité l’un et l’autre. Je n’ai pas besoin de vous supplier de punir le trompeur, son crime est trop grand pour obtenir grâce ; mais, pour le tromper, tout indigne qu’il est de pardon, j’ose vous la demander pour lui, et, si vous daignez la lui accorder, je m’engage à faire paraître ici sa femme. »

Le soudan, qui aimait beaucoup son ministre, promit de se conformer à ses désirs, et lui dit de faire venir la femme. On imagine aisément quel dut être l’étonnement de Bernard, qui croyait que sa femme n’existait plus, et celui d’Ambroise, qui craignait bien de n’en être pas quitte pour la restitution des ducats. Sicuran se jette aussitôt aux pieds du monarque, et perdant pour ainsi dire la voix d’homme avec la volonté de le paraître : « C’est moi, seigneur, dit-il en pleurant, c’est moi-même qui suis la femme de Bernard, la malheureuse Genèvre, qui ai couru pendant six ans le monde, travestie en homme, calomniée si odieusement par le perfide Ambroise, et livrée par mon cruel époux au glaive assassin d’un valet et à la dent des bêtes carnassières. » Après ces mots, elle déchire ses habits, découvre son sein, et fait voir une femme aux yeux du soudan et de toute l’assemblée. Puis, se tournant vers Ambroise, elle lui reproche éloquemment sa fourberie. Celui-ci, la reconnaissant, ne sut que répondre : la honte et les remords lui fermaient la bouche.

Le prince, qui ne s’était jamais douté que Sicuran de Final fût une femme, était si fort étonné de tout ce qu’il voyait et entendait, qu’il croyait que c’était un rêve. Revenu des premiers mouvements de sa surprise, et reconnaissant la vérité, il loua hautement les mœurs, le courage, la conduite et la vertu de madame Genèvre ; il lui fit donner des habits magnifiques et des femmes pour la servir. Par pure considération pour la prière qu’elle lui avait faite, il pardonna à Bernard l’excès de sa barbarie, fruit de sa crédulité. Cet homme, sensible à la grâce qu’on lui accordait par égard pour celle dont il avait ordonné la mort, verse des larmes de joie et de repentir, se jette aux genoux de sa femme et lui demande pardon.