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au logis, et que je n’y trouve que ma servante, j’ai une si grande peur, que tous mes cheveux se dressent sur la tête. En quelque endroit que j’aille, il me semble que je vois l’ombre des trépassés, non pas avec le même visage qu’ils avaient pendant leur vie, mais avec un regard horrible et des traits hideux, qui leur sont venus je ne sais d’où. Je ne puis goûter nulle part un moment de tranquillité… »

Ses compagnes l’ayant interrompue pour lui dire que leur sort était tout aussi désagréable que le sien, elle reprit aussitôt la parole pour leur faire remarquer que de toutes les personnes qui avaient un endroit à pouvoir se retirer hors de la ville, elles étaient peut-être les seules qui n’en eussent pas profité ; qu’il y avait une sorte d’indécence attachée au séjour de Florence, depuis que la corruption, fruit du désordre général, s’y était introduite ; qu’elle était si grande, que les religieuses, sans respect pour leurs vœux, sortaient de leur couvent, et se livraient sans mesure aux plaisirs les plus charnels, sous prétexte que ce qui convenait aux autres femmes devait leur être permis. « D’après cela, mesdames, que faisons-nous ici ? ajouta-t-elle avec vivacité. Qu’y attendons-nous ? À quoi pensons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation et de notre honneur, que tout le reste des citoyens ? Nous jugeons-nous moins précieuses que les autres ; ou nous croyons-nous d’une nature différente, capable de résister à la contagion ? Quelle erreur serait la nôtre ! Pour nous détromper, rappelons-nous ce que nous avons vu, et ce qui se passe même encore sous nos yeux. Que de femmes jeunes comme nous, que de jeunes gens aimables, frais et bien constitués, ont été les tristes victimes de l’épidémie ! Ainsi, pour ne pas éprouver un pareil sort, qu’il ne sera peut-être pas dans deux jours en notre pouvoir d’éviter, mon avis serait, si vous le trouvez bon, que nous imitassions ceux qui sont sortis ou qui sortent de la ville ; et que, fuyant la mort et les mauvais exemples qu’on donne ici, nous nous retirassions honnêtement dans quelqu’une de nos maisons de campagne pour nous y livrer à la joie et aux plaisirs, sans toutefois passer en aucune manière les bornes de la raison et de l’honneur. Là, nous entendrons le doux chant des petits oiseaux ; nous contemplerons l’agréable verdure des plaines et des coteaux, nous jouirons de la beauté de mille espèces d’arbres chargés de fleurs et de fruits ; les épis ondoyants nous offriront l’image d’une mer doucement agitée. Là, nous verrons plus à découvert le ciel, qui, quoique courroucé, n’étale pas moins ses beautés, mille fois plus agréables que les murailles de notre cité déserte. À la campagne, l’air est beaucoup plus pur, plus frais ; nous y trouverons en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Nos yeux n’y seront pas du moins fatigués de voir sans cesse des morts ou des malades ; car, quoique les villageois ne soient pas à l’abri de la peste, le nombre des pestiférés y est beaucoup plus petit, proportions gardées. D’ailleurs, faisons attention que