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épouvantée, que t’ai-je fait pour vouloir m’assassiner ? Suspends ta cruauté pour un moment. Dis-moi, de grâce, avant de me tuer, en quoi je t’ai offensé, et ce qui te porte à vouloir m’arracher la vie ? — Madame, vous ne m’avez point offensé, j’ignore même si vous avez offensé votre mari ; mais il m’a commandé de vous tuer sans miséricorde, et m’a même menacé de me faire pendre si je n’exécutais ses ordres. Vous savez combien je dépends de lui, et l’impossibilité où je me trouve de pouvoir lui désobéir. Dieu m’est témoin que j’agis à contre-cœur, que je plains votre destinée ; mais, enfin, il faut que je suive ses ordres. — Ah ! bon Dieu, mon ami, dit madame Genèvre en pleurant, je prends mon bon ange et tous les saints à témoin que je n’ai jamais rien fait à mon mari qui mérite un traitement si barbare. Je te demande la vie. Ne te rends pas coupable d’un homicide pour plaire à ton maître. Je voudrais pouvoir te faire lire dans le fond de mon cœur : tu en aurais pitié, le voyant innocent ; mais, sans chercher à me justifier, daigne écouter ce que je vais te dire. Tu peux me sauver et contenter ton maître : prends mes habits et donne-moi seulement une partie des tiens. Mon mari croira sans peine que tu m’as tuée. Je te jure, par cette vie que je te devrai, que je m’en irai si loin, que ni toi, ni lui, ni personne de ce pays, n’entendra jamais parler de moi. »

Le valet avait trop de répugnance à l’assassiner pour ne pas se laisser fléchir. Il prit ses habits, lui donna une mauvaise veste et un chapeau, lui abandonna le peu d’argent qu’elle avait sur elle, et la laissa dans cette vallée, en lui recommandant de s’éloigner le plus qu’elle pourrait. De retour chez son maître, il lui dit qu’il avait exécuté ses ordres, et qu’il avait vu des loups qui commençaient déjà à prendre soin de la sépulture de sa femme.

Quelques jours après, Bernard se rendit à Gênes. La disparition de sa femme le fit soupçonner de s’en être défait, et ce soupçon lui rendit l’horreur des honnêtes gens.

L’infortunée madame Genèvre, ayant un peu calmé sa douleur par l’idée d’avoir échappé à la mort, se cacha le mieux qu’elle put jusqu’aux approches de la nuit ; puis, quand le jour eut achevé de disparaître, elle gagna un petit village peu éloigné de cette même vallée qui avait failli lui être si funeste. Une bonne femme chez qui elle entra, touchée de son triste état, s’empressa de la secourir. Elle lui donna une aiguille, du fil et des ciseaux, pour rajuster les guenilles qui la couvraient. Elle raccourcit la veste, l’accommoda à sa taille, fit de sa chemise des hauts-de-chausses à la matelote, et se coupa les cheveux, qu’elle avait très-longs et très-beaux. Le lendemain, ainsi déguisée en marin, elle prit son chemin du côté de la mer. Elle fit la rencontre d’un gentilhomme catalan, nommé seigneur Encarach, maître d’un vaisseau qui était à la rade, proche de la ville d’Albe. Il avait quitté son bord pour aller se rafraîchir à une fontaine peu éloignée du port. La dame ne l’eut pas plutôt aperçu qu’elle courut à lui.