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les exercices militaires de ce temps-là ; il faisait, en un mot, l’admiration de tout le monde. Les gentilshommes l’appelaient Perrot le Picard, et sous ce nom il était connu et renommé dans toute l’île. Dieu, qui n’avait point oublié la sœur, n’abandonna pas le frère. Il le préserva d’une maladie contagieuse qui se fit sentir dans cette contrée et qui enleva la moitié des habitants. Les trois quarts de ceux qu’elle avait épargnés s’étaient retirés dans les pays voisins, en sorte que la principauté de Galles semblait abandonnée et se trouvait presque déserte. Le gouverneur, sa femme, son fils, ses neveux, ses parents, avaient été les victimes de la contagion. Une fille du gouverneur fut tout ce qui resta de cette illustre famille. Cette demoiselle, devenue héritière des biens de toute sa parenté, était en âge d’être mariée, lorsque la peste eut cessé ses ravages. Perrot ne l’avait point quittée et en avait eu grand soin. La reconnaissance qu’elle en eut, jointe au mérite qu’elle lui connaissait, lui inspira du goût pour ce jeune homme, et elle crut ne pouvoir rien faire de mieux que de l’épouser, suivant en cela le conseil des personnes de confiance qui lui restaient. Elle lui apporta ainsi le riche héritage de ses parents, et l’en fit seigneur. Peu de temps après, le roi d’Angleterre ayant appris la mort du maréchal, et étant informé du rare mérite et de la valeur du fortuné Picard, lui donna toutes les places que son beau-père avait occupées. Tel fut l’heureux sort des deux enfants du comte d’Angers, qui, loin de soupçonner leur grande fortune, les regardait alors comme des enfants perdus.

Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis que ce père infortuné s’était enfui de Paris. Il avait éprouvé bien des adversités, lorsque, se voyant déjà vieux et las de souffrir, il eut le désir de savoir quel avait été le sort de ses enfants. Le travail et l’âge avaient totalement changé les traits de son visage ; cependant, comme l’exercice qu’il avait fait depuis l’avait rendu plus agile et plus robuste qu’il ne l’était dans sa jeunesse, passée dans le repos, il quitta l’Irlandais chez lequel il avait toujours demeuré, et partit pour le pays de Galles, fort pauvre et mal vêtu. Il arriva dans la ville où il avait laissé Perrot. Il le trouva gouverneur du pays, bien fait de sa personne et en bonne santé. Il en eut, comme on l’imagine aisément, beaucoup de joie ; mais il jugea à propos de ne se faire connaître qu’il n’eût su auparavant ce que Jeannette était devenue. Il continua donc sa route, et ne s’arrêta point qu’il ne fût arrivé à Londres. Il s’informe secrètement de la dame à laquelle il l’avait laissée, et apprend que Jeannette était mariée avec le fils de cette dame, ce qui lui fit un plaisir qu’on ne saurait exprimer. Ce fut alors que la prospérité de ses enfants le consola de toutes ses souffrances. Le désir de voir sa fille le faisait rôder tous les jours autour de son hôtel. Un jour Jacquet Lamyens, mari de Jeannette, voyant ce bon vieillard, et touché de compassion pour son triste état, donna ordre a un de ses gens de le faire entrer et de lui donner à manger.