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regarder comme la plus cruelle des mères, si tu ne me vois employer mes soins pour te servir. »

À ce discours, le fils éprouva d’abord quelque honte ; mais, encouragé par les invitations, les prévenances de sa mère, et réfléchissant que personne ne pouvait mieux lui faire obtenir ce qu’il désirait, il secoua bientôt sa timidité, et lui parla en ces termes :

« Ce qui m’a porté, madame, à cacher mon amour, c’est de voir que la plupart des hommes ne veulent jamais, quand ils ont atteint l’âge mûr, se rappeler qu’ils ont été jeunes. Mais puisque je vous trouve raisonnable et de bonne composition sur ce point, non-seulement je conviendrai de la vérité de votre observation, mais je vous ferai connaître l’objet dont je suis épris, si vous me promettez de me la faire obtenir. Ce n’est que par ce moyen que vous me rendrez la vie ; je vous devrai de plus mon bonheur. »

La mère, qui comptait un peu trop sur la complaisance de Jeannette, et qui ne pensait pas que la vertu de cette fille serait un obstacle à son projet, lui répondit qu’il n’avait qu’à lui nommer en assurance l’objet de son amour. « Vous saurez donc, madame, que c’est de votre Jeannette que je suis épris : je n’ai pu me défendre de l’aimer en considérant sa beauté et les rares qualités dont elle est pourvue. Comme j’ai désespéré de la rendre sensible, et que j’ai imaginé que vous ne consentiriez pas à me la donner pour femme, je n’ai jamais osé confier mon amour à qui que ce soit, pas même à Jeannette ; et c’est là ce qui me réduit dans l’état où vous me voyez. Mais, je vous en avertis, si ce que vous me promettez venait à ne pas réussir, de manière ou d’autre, vous pouvez compter que je ne vivrai pas longtemps. »

La mère, voyant que le jeune homme avait besoin de consolation, et que ce n’était pas le moment de lui faire des représentations : « Mon fils, lui dit-elle en souriant, si c’est là l’unique cause de ton mal, tu peux être tranquille ; ne songe qu’à te rétablir, et laisse-moi faire ; tu auras lieu d’être content. »

Le jeune homme, plein d’espérance, ne tarda pas à donner des marques sensibles de rétablissement. La mère, enchantée de lui voir reprendre son embonpoint, se disposa à exécuter ce qu’elle lui avait promis. Elle ne savait trop comment s’y prendre, tant elle avait bonne opinion de la vertu de Jeannette ; mais enfin elle se détermina à la sonder, et lui demanda, par manière de plaisanterie, si elle n’avait point d’amoureux. Jeannette répondit en rougissant qu’elle ne voyait pas que cela fût nécessaire, ajoutant qu’il siérait mal à une pauvre demoiselle, chassée de sa patrie, et ne subsistant que par le secours d’autrui, de songer à l’amour. « Cependant, répliqua la dame, je ne veux point qu’une fille aussi aimable et aussi jolie soit sans amant, et je me flatte que vous serez satisfaite de celui que je vous destine. — Je sens, madame, répliqua Jeannette, qu’après avoir été tirée par vous de l’état de mendicité où mon père est