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demander son pain à la porte. Il fait appeler le père, et lui propose de lui céder cet enfant, en lui promettant d’en prendre soin. Le comte, qui ne désirait pas mieux, le lui accorda bien volontiers, quoique cette séparation coûtât beaucoup à son cœur.

Après avoir ainsi placé son fils et sa fille, il résolut de quitter l’Angleterre, et passa du mieux qu’il put en Irlande. Arrivé à Stanfordvint, il se mit au service d’un gentilhomme du pays. Quoiqu’il n’y fût pas trop bien, il y demeura longtemps en qualité de page ou de valet.

Cependant Violente, qui n’était plus connue que sous le nom de Jeannette, étant devenue grande et belle, avait su gagner l’affection et les bonnes grâces de sa bienfaitrice. Sa bonne conduite lui avait également mérité l’estime et l’amitié du mari. Toutes les personnes de sa maison, et généralement tous ceux qui la connaissaient, en faisaient cas. On ne pouvait la regarder sans admiration, et on jugeait à ses manières et à son maintien qu’elle était digne d’une grande fortune et d’un rang élevé. La dame, qui n’avait pu découvrir sa véritable origine, mais qui la soupçonnait honnête à un certain point, pensait à la marier à quelque artisan aisé et de bonnes mœurs ; mais Dieu, qui laisse rarement la vertu sans récompense, et qui ne voulait point lui faire supporter le crime d’un autre, avait arrangé les choses tout autrement, et ne permit point qu’elle fût mariée à des personnes d’un rang médiocre et indigne de la noblesse de sa naissance.

Le secrétaire d’État et sa femme n’avaient qu’un fils unique, qu’ils aimaient fort tendrement, et qui, à la vérité, méritait leur tendresse par les heureuses qualités dont il était doué. Une figure aimable, une taille bien prise et dégagée, un caractère plein de douceur, de la politesse et du courage, voilà ce qui le distinguait avantageusement des jeunes gens de son âge. Ce jeune homme, qui avait six ans de plus que Jeannette, la trouvait si honnête, si gracieuse et si jolie, qu’il ne se lassait point d’avoir des attentions pour elle. Il se plaisait à sa société, et en devint insensiblement si amoureux, qu’il ne voulait penser à d’autre objet ; mais la croyant d’une naissance obscure, non-seulement il n’osait la demander pour femme à son père, mais il n’osait même pas s’ouvrir sur les sentiments qu’elle lui avait inspirés, craignant qu’on ne lui reprochât cet amour comme indigne de lui. Il cachait donc sa passion avec soin, et cette contrainte la rendait beaucoup plus vive. Consumé de tristesse et de langueur, il tomba dangereusement malade. Les médecins ne pouvant connaître les symptômes ni la cause de son mal, désespérèrent de sa guérison. Le père et la mère étaient inconsolables du triste état de leur fils. Ils le conjuraient sans cesse, les larmes aux yeux, de leur déclarer ce qui causait sa maladie. Le fils ne leur répondait autre chose sinon qu’il se sentait accablé, et accompagnait cette réponse de profonds soupirs. Jeannette, qui, pour faire sa cour au père et à la mère, en prenait