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mieux fait et le plus sage de tous les hommes de France. Songez donc que je suis depuis quelque temps sans mari ; songez que vous n’avez plus de femme ; songez à ce que l’amour que vous m’avez inspiré me porte à faire dans ce moment, et vous ne me refuserez pas le vôtre. Prenez pitié d’une jeune femme qui sèche de langueur, et qu’il ne tient qu’à vous de rendre heureuse… » Les larmes qu’elle répandit à ces mots l’empêchèrent de continuer. Elle voulut vainement reprendre la parole, l’excès de sa passion avait étouffé sa voix tremblante ; et, tout à fait décontenancée, elle n’eut que la force de pencher la tête sur le sein du comte.

Ce brave chevalier, surpris et humilié de l’étrange discours qu’il venait d’entendre, s’écria alors en la repoussant : « À quoi pensez-vous donc, madame, et pour qui me prenez-vous ? Mon honneur m’est trop précieux, et je sais trop ce qu’il me dicte, pour ne pas blâmer un amour si extravagant. Je souffrirais mille morts plutôt que de faire un pareil outrage à mon maître. »

À cette réponse inattendue, la princesse, passant subitement de l’amour à la fureur : « Ingrat ! lui dit-elle, n’est-ce pas assez d’avoir le chagrin de faire les avances, sans avoir la honte de me voir refusée ? Tu veux donc ma mort, barbare ? Eh bien, puisque tu ne crains pas de m’exposer à mourir de rage et de désespoir, tu en seras la victime : car, ou j’attirerai la mort sur ta tête, ou tu périras dans un exil ignominieux. » À ces mots elle s’arrache les cheveux, déchire ses habits, et crie de toutes ses forces : « Au secours ! au secours ! le comte d’Angers en veut à mon honneur ! »

Le comte, considérant que l’élévation de sa fortune lui avait fait plusieurs envieux qui seraient ravis de profiter de cette calomnie pour le perdre, et craignant, malgré le bon témoignage de sa conscience, de ne pouvoir confondre l’imposture de la princesse, sort promptement du palais, arrive à son hôtel, et, sans faire d’autres réflexions, prend ses deux enfants et s’enfuit à Calais.

Aux cris de la princesse étaient accourues plusieurs personnes, qui, la voyant éplorée et fondant en larmes, ne doutèrent point de la vérité du récit qu’elle leur fit. Il leur vint alors dans l’esprit que le comte n’avait mis en usage tout ce que la parure a de plus attrayant et la gaieté de plus aimable qu’afin de séduire la princesse et de parvenir à ses fins. Il ne fut pas plus tôt parti, qu’on alla chez lui pour l’arrêter ; mais, ne le trouvant pas, la populace s’assembla, entra dans l’hôtel, le pilla, saccagea tout et le démolit jusqu’aux fondements.

Le roi et son fils reçurent bientôt au camp cette nouvelle, accompagnée de toutes les circonstances qui pouvaient rendre le comte odieux. Ils furent tellement outragés de cet attentat, qu’ils étendirent la punition du prétendu coupable sur ses enfants, en les condamnant, eux et leur postérité, à un bannissement perpétuel ; et l’on promit une grande récompense à ceux qui leur livreraient le père, mort ou vif.