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Le comte commença à remplir avec beaucoup de prudence les pénibles fonctions dont il s’était chargé. Quoiqu’il eût plein pouvoir, et qu’il ne fût nullement obligé de consulter personne, il ne laissait pas, dans les affaires tant soit peu importantes, de prendre l’avis de la reine et de sa belle-fille. Ces deux princesses avaient été confiées à sa garde et à ses soins. Il se faisait néanmoins un devoir de les traiter comme ses supérieures, sans jamais se prévaloir de l’espèce d’autorité qu’il avait sur elles. Il était âgé de quarante ans, bien fait de sa personne, et avait la plus heureuse et la plus agréable physionomie du monde. Sa taille était haute, régulière ; sa marche noble et aisée ; de plus, il était l’homme de son siècle le plus plein de grâces, et celui qui mettait le plus de goût et d’élégance dans sa parure.

Peu de temps après avoir été élevé à la dignité de gouverneur du royaume, il eut le malheur de perdre sa femme, qui lui laissa un fils et une fille, tous deux en bas âge.

Les affaires du gouvernement le mettaient dans le cas de voir fréquemment la reine et sa belle-fille. Celle-ci prenait plaisir à s’entretenir avec lui, et le recevait toujours avec beaucoup d’égards. À force de le pratiquer, elle se sentit une tendre inclination pour lui. Plus elle était à portée d’admirer ses agréments et ses vertus, et plus son inclination se fortifiait. Enfin elle en devint tout à fait amoureuse, sans pouvoir résister à son penchant. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son rang, et d’autres considérations jointes au veuvage du comte, lui persuadaient qu’elle pourrait parvenir aisément à s’en faire aimer. La honte de se déclarer était le seul obstacle qui l’arrêtait ; mais elle se fit bientôt une loi de la surmonter, et n’écouta plus la voix de la pudeur.

Un jour, se trouvant seule, elle l’envoya chercher, comme si elle eût eu des affaires à lui communiquer. Le comte, bien éloigné de soupçonner les intentions de la princesse, quitte tout et se rend à ses ordres. La princesse le fait asseoir sur son lit de repos et se met à côté de lui. Le comte lui demande pourquoi elle le fait appeler. La princesse ne répond rien. Il répète la même question : la dame, rouge d’amour et de honte, les yeux mouillés de larmes, tremblante, ne lui répond que par des soupirs et des mots entrecoupés, auxquels le comte ne comprend rien. Enfin, enhardie par sa passion : « Mon doux et tendre ami, lui dit-elle, vous avez trop de lumières et trop d’expérience pour ne pas connaître jusqu’où va la fragilité des hommes et des femmes, et pour ignorer que l’un de ces deux sexes est beaucoup plus faible que l’autre. Dans l’esprit d’un juge équitable, un péché est plus ou moins grand, selon la qualité des personnes qui le commettent. Qui oserait nier, par exemple, qu’une femme qui, pour gagner sa vie, n’aurait d’autre ressource que son travail, ne fût plus coupable de s’amuser à faire l’amour qu’une dame riche, opulente, qui aurait tout à souhait ? Personne assurément. C’est pourquoi je pense que les commodités de