Page:Boccace - Contes de Boccace, trad De Castres, 1869.djvu/127

Cette page n’a pas encore été corrigée

Elle me promit de m’y envoyer ; mais comme elle ne voulait point exposer mon honneur, dont elle paraissait très-jalouse, elle n’osa jamais me confier à aucune personne de Chypre, de peur que je ne tombasse en mauvaises mains. Je serais encore dans le monastère, si deux gentilshommes de France, qui devaient accompagner leurs femmes à Jérusalem, où elles allaient visiter le sépulcre où l’on croit que leur Dieu fut enseveli après que les Juifs l’eurent mis à mort, ne se fussent offerts de me conduire. L’un d’eux était parent de l’abbesse. Elle me recommanda à ces Français et à leurs femmes, et les pria de me rendre à mon père, en Chypre. Je ne saurais vous exprimer les égards que ces gentilshommes et ces dames eurent pour moi durant le voyage. Il n’est point de politesse que je n’en aie reçue. Nous abordâmes à Baffa après une navigation des plus heureuses. J’étais fort embarrassée, ne connaissant personne dans cet endroit, que j’avais indiqué comme le lieu de ma naissance. Je ne savais que dire à mes conducteurs, qui voulaient me présenter eux-mêmes à mon père, ainsi qu’ils l’avaient promis à l’abbesse du monastère. Par bonheur que, dans le moment que nous descendions à terre, Dieu, qui eut sans doute pitié de mon embarras, conduisit Antigone au rivage. Je le reconnus et l’appelai aussitôt en notre langue pour n’être point entendue des gentilshommes, et le priai de me faire passer pour sa fille. Il me comprit à merveille ; et, après m’avoir bien embrassée, il fit mille remercîments à mes généreux conducteurs, qu’il traita ensuite selon ses petites facultés. Trois ou quatre jours après, Antigone me mena de Baffa à la cour du roi de Chypre, qui, comme vous l’avez vu, m’a envoyé vers vous, avec des honneurs qui méritent votre reconnaissance et toute la mienne. Si j’ai omis quelque circonstance dans ce récit, Antigone, qui m’a entendue raconter plusieurs fois l’histoire de mes malheurs, se fera un plaisir d’y suppléer. »

Le sage et prudent Antigone, se tournant alors vers le soudan : « Monseigneur, lui dit-il, ce que la princesse vient de vous dire s’accorde parfaitement avec ce qu’elle m’a plusieurs fois raconté, et avec ce que m’ont dit également les gentilshommes et les dames qui l’ont amenée en Chypre ; mais elle a oublié une circonstance, ou plutôt sa modestie la lui fait passer sous silence : c’est l’éloge que ces chrétiens m’ont fait de la conduite irréprochable qu’elle a menée dans le monastère, de ses sentiments nobles et dignes du sang illustre qui lui a donné le jour, et surtout de ses bonnes mœurs. Elle n’a pas jugé non plus à propos de vous dire les vifs regrets qu’ils ont témoignés et les larmes qu’ils ont répandues en lui faisant leurs adieux. S’il fallait, en un mot, vous répéter tous les éloges qu’ils ont donnés à ses vertus, un jour entier ne suffirait pas. Aussi pouvez-vous vous vanter, monseigneur, d’après ce qu’ils m’ont dit, et d’après ce que j’ai vu par moi-même, d’avoir la fille la plus belle, la plus honnête, la plus sage que puisse avoir un monarque. »