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savoir d’elle-même par quels moyens elle avait échappé du naufrage, et pour quelles raisons elle avait passé tant de temps sans lui donner de ses nouvelles. Alaciel, qui savait parfaitement par cœur la leçon que lui avait faite le sage Antigone, parla en ces termes :

« Vous saurez, mon cher père, que vingt jours, ou environ, après mon départ d’Alexandrie, le vaisseau, agité et entr’ouvert par la plus horrible tempête, fut jeté pendant la nuit sur certaines côtes du Ponant, voisines d’un lieu nommé Aigues-Mortes. Je n’ai jamais su ce que devinrent les gens de ma suite : je me souviens seulement que, lorsque le jour eut paru et que je fus revenue de l’évanouissement que m’avait causé l’approche de la mort, le vaisseau était partagé en deux et attaché à un banc de sable. Des paysans qui le virent accoururent, sur l’heure de midi, pour en piller les débris. Ils furent suivis de tous les gens de la contrée ; ils me trouvèrent dans un coin sur des planches avec deux femmes exténuées, comme moi, de frayeur et de faiblesse. On me fit descendre avec elles au rivage. Des jeunes gens s’emparèrent de ces pauvres filles, et les emmenèrent, celle-ci d’un côté, celle-là de l’autre. Je n’ai jamais su non plus ce qu’elles sont devenues. Deux de ces jeunes gens, qui étaient du nombre de ceux qui m’avaient conduite sur le rivage, voulurent aussi m’emmener avec eux, malgré la défense que je faisais et les larmes que je répandais. Ils me tiraient tantôt par le bras et tantôt par les cheveux, selon mon plus ou moins de résistance, et me conduisaient ainsi vers une forêt. Comme nous étions sur le point d’y arriver, je vis venir quatre cavaliers. Mes ravisseurs ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu’ils me lâchèrent et s’enfuirent à toutes jambes. Les cavaliers, qui me parurent des personnes de considération et d’autorité, accoururent vers moi. Ils m’interrogèrent ; je répondis ; mais ils ne purent m’entendre, et je ne les entendais pas. Après avoir parlé quelque temps entre eux, et m’avoir fait plusieurs signes auxquels je répondis du mieux que je pus, ils me firent monter sur leurs chevaux, et me menèrent dans un monastère de femmes, qu’on appelle religieuses, dont toute l’occupation est de prier Dieu, selon la loi du pays. Je fus très-bien reçue de toutes ces dames, avec lesquelles j’ai dévotement servi une de leurs idoles favorites. On l’appelle saint Croissant, pour lequel saint, les femmes de ce pays-là ont une très-grande dévotion. Quelque temps après, lorsque j’eus appris leur langue, elles me demandèrent qui j’étais et quelle était ma patrie. Dans la crainte d’être chassée de leur maison, où les hommes n’entraient jamais, je n’eus garde de leur dire que j’avais une religion ennemie de la leur ; c’est pourquoi je leur répondis que j’étais fille d’un gentilhomme de Chypre, qui m’avait envoyée à mon futur époux en Candie, où j’avais fait naufrage sur le point d’arriver. Quand la maîtresse de toutes ces femmes, qu’on appelait madame l’abbesse, m’eut demandé si je serais bien aise de retourner en Chypre, je répondis que je ne désirais autre chose.