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un homme avancé en âge, et sur la fidélité duquel le prince croyait pouvoir compter. Mais quel âge, quelle vertu peut résister à deux beaux yeux ! Antioche ne put voir Alaciel sans en devenir amoureux. Il chercha même à s’en faire aimer, au mépris de la foi qu’il devait à son maître. Il savait parler la langue de la dame ; car, depuis trois ou quatre ans Alaciel n’ayant encore pu trouver personne à qui se faire bien entendre, prenait plaisir à s’entretenir avec lui. Ils devinrent bientôt familiers ; et de familiarité en familiarité, oubliant ce qu’ils devaient à Osbech, qui était à l’armée, ils en vinrent à coucher dans les mêmes draps, où ils goûtaient des plaisirs bien doux à des cœurs bien épris. Ces plaisirs furent troublés par la nouvelle de la mort du prince ottoman et de la défaite de son armée. Quand ils surent que le vainqueur venait droit à Smyrne pour tout piller, ne jugeant pas à propos de l’attendre, ils prirent ce qu’Osbech avait laissé de plus précieux, et s’enfuirent secrètement à Rhodes.

Peu de temps après leur arrivée dans cette ville, Antioche tomba dangereusement malade. Il avait fait le voyage de Smyrne à Rhodes avec un marchand de Chypre, que des affaires de commerce avaient attiré dans cette ville. Ce marchand était depuis longtemps son ami intime. Lorsqu’il se sentit bien malade, et jugeant qu’il ne pouvait guère en revenir, il résolut de lui laisser son bien, en le chargeant de veiller aux besoins de sa chère maîtresse. Il les fit appeler l’un et l’autre : « Je touche à ma dernière heure, leur dit-il ; quoique je doive regretter la vie, je meurs en quelque sorte satisfait, puisque j’ai la consolation de mourir entre les bras de deux personnes que j’aime le plus ; mon cher ami, je te recommande cette infortunée ; je te conjure de ne jamais l’abandonner, et d’avoir pour elle l’amitié que tu as eue pour moi. Je me flatte que tu la respecteras, et que tu te conformeras à mes intentions ; je te laisse tous mes biens. Oui, mon ami, je me flatte que tu ne délaisseras point cette aimable personne : c’est la plus grande marque de reconnaissance que tu puisses donner à ton ami, pour les tendres sentiments qu’il n’a cessé de te témoigner durant sa vie, et qu’il emporte dans le tombeau. Et toi, ma chère et tendre amie, ne m’oublie point après ma mort. Sois sage, je t’en conjure. Fais que je puisse me vanter, dans l’autre monde, d’avoir été aimé, dans celui-ci, de la plus belle femme qui soit sortie des mains de la nature. Mes chers amis, si vous me promettez l’un et l’autre de m’accorder ce que je vous demande par ce qu’il y a de plus saint, je meurs tout consolé. »

Pendant ce discours, que les soupirs et la voix faible du mourant rendaient plus pathétique, le marchand cyprien et la belle Alaciel fondaient en larmes. Ils le consolèrent, en le flattant de sa guérison, et en lui promettant, s’ils avaient le malheur de le perdre, de faire ce qu’il désirait de leur amitié. Le mal étant sans remède, Antioche mourut bientôt après, et on lui fit de pompeuses funérailles.