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peu brusque ; mais comme il n’est rien qui adoucisse les âmes plus que l’amour, il eut des manières si honnêtes pour Alaciel, il la fit servir avec tant de soin, qu’au bout de quelques jours elle reprit sa fraîcheur et tous ses attraits. Péricon n’en devint que plus passionné et plus désespéré de ne pouvoir ni s’en faire entendre ni l’entendre elle-même. Il eût voulu lui déclarer l’excès de son amour : il essaya de le lui faire connaître par ses regards, ses gestes, ses empressement, et n’oublia rien pour l’engager à satisfaire ses désirs : tout fut inutile. Alaciel se refusait constamment à ses sollicitations ; mais ses refus, qu’elle adoucissait par beaucoup d’honnêteté, ne faisaient qu’irriter la patience de l’insulaire. Elle en était elle-même désespérée, dans la crainte qu’il ne se portât à quelque extrémité. Jugeant aux mœurs et usages du pays qu’elle était parmi des chrétiens, et qu’il lui serait peu avantageux de se faire connaître, elle s’arma de courage, résolut de combattre sa mauvaise fortune, et défendit à ses femmes, qui n’étaient qu’au nombre de trois, de déclarer qu’elle était fille du soudan d’Alexandrie, à moins qu’elles fussent bien certaines que cet aveu leur procurerait la liberté. Elle les exhorta de plus à conserver soigneusement leur honneur, leur protestant qu’elle était dans la ferme résolution de garder la fidélité la plus inviolable au roi de Garbe, son époux. Ses femmes la louèrent beaucoup sur sa vertu, et lui promirent de se conformer à ses intentions autant que la chose serait en leur pouvoir.

Consumé d’amour, Péricon était rongé par un chagrin d’autant plus cuisant, que ce qu’il désirait était plus près de lui. Les soins et les prières ne servant de rien, il résolut, avant d’en venir à la violence, de mettre en œuvre l’artifice. Alaciel, qui n’avait jamais bu de vin, parce que sa religion le lui défendait, trouvait dans cette liqueur un goût délicieux. Péricon s’en était aperçu toutes les fois qu’il lui en avait fait servir. Il se rappela que le vin était le ministre ordinaire des plaisirs de Vénus ; c’est ce qui lui fit naître l’idée de l’employer pour surprendre Alaciel. D’abord, il eut soin de cacher sa passion sous le voile de l’indifférence. Quelques jours après, sous le prétexte d’une grande fête, il commanda un souper des plus splendides, auquel il invita ses amis. On conçoit aisément que la belle fut de la partie. Il avait donné ordre à celui qui devait lui verser à boire de mêler ensemble plusieurs vins, et de ne lui servir que de cette liqueur ainsi composée. Le sommelier s’acquitta à merveille de la commission. Alaciel, qui ne se doutait de rien, trouva ce breuvage si doux et si flatteur, qu’elle en but plus qu’à son ordinaire. Elle en oublia ses chagrins et devint si gaie, que, voyant danser à la mode de Majorque, elle s’empressa de danser à la mode d’Alexandrie. Péricon ne douta point qu’il ne fût bien près du terme de ses désirs. Il fait servir de nouveaux mets, de nouvelles liqueurs, et prolonge la fête jusque vers le milieu de la nuit. Enfin, les convives s’étant retirés, il conduisit seul Alaciel dans sa chambre. Elle ne fut pas plutôt entrée,