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marques de satisfaction, il commanda qu’on lui amenât secrètement sa fille. Elle était devenue maigre, pâle, et tout aussi méconnaissable que le compagnon de son infortune. Là, en la seule présence du marquis, les deux amants, touchés jusqu’aux larmes du plaisir de se revoir, s’embrassèrent tendrement et se promirent une foi inviolable. Le contrat de mariage fut fait et signé le même jour avec beaucoup de secret. Conrad mit tous ses soins pour faire oublier aux nouveaux époux les mauvais traitements qu’il leur avait fait essuyer. Il leur procura tout ce qui pouvait leur être nécessaire et leur faire plaisir, sans s’en ouvrir à sa femme. Quelques jours après, jugeant qu’il était temps d’apprendre cette agréable nouvelle à madame Britolle, il profita d’une occasion où elle était rêveuse, pour la tirer de sa rêverie par ce discours : « Que diriez-vous, madame, si je vous faisais voir votre fils aîné marié à l’une de mes filles ? — Je ne vous dirais autre chose, sinon que mon attachement et ma reconnaissance pour vous redoubleraient, s’il était possible, d’autant plus que vous me rendriez un bien qui m’est plus cher que ma propre vie ; et, me le rendant de la manière que vous le dites, vous ressusciteriez en quelque façon mes espérances. » Les larmes, qui vinrent en abondance, ne lui permirent pas d’en dire davantage. « Et toi, ma bonne amie, dit-il à sa femme, que dirais-tu si je te donnais un tel gendre ? — Non-seulement un des enfants de madame, qui sont gentilshommes, mais même tout autre me serait fort agréable, répondit la mère. — Eh bien ! reprit Conrad, je me flatte de vous rendre bientôt satisfaites l’une et l’autre. »

Il alla ensuite trouver les jeunes époux, qui n’étaient plus en prison, mais qui se tenaient cachés, depuis leur mariage, dans un appartement séparé ; ils avaient déjà repris leur fraîcheur et leur embonpoint, et étaient l’un et l’autre superbement habillés. « Quel plaisir serait comparable au tien, qui est déjà si grand, dit-il à son gendre, si tu voyais ici ta mère ! — Je ne puis croire, répondit Geoffroi, qu’elle ait pu survivre à ses malheurs : si toutefois elle est encore en vie, le plaisir que j’aurais de la revoir ne pourrait s’exprimer. Je ne doute pas que, par ses indices et ses conseils, il ne me fût possible de recouvrer une partie de mes biens en Sicile. »

Le marquis fit alors venir les deux mères. Je vous laisse à penser quelle dut être leur surprise. Elles firent compliment à la nouvelle mariée de ce que Conrad avait enfin pris pitié de son sort, et avait porté la bonté jusqu’à la marier à Jeannot. Madame Britolle, toute préoccupée de l’espérance que le marquis lui avait donnée, fixa attentivement ses regards sur le jeune époux, et démêlant sur son visage les mêmes traits qu’avait son fils dans son enfance, elle lui sauta au cou sans autre explication. L’excès de son amour ne lui permit pas de proférer une parole : ses forces même l’abandonnèrent, et elle tomba évanouie dans les bras de son fils. Geoffroi, averti par je ne sais quel mouvement secret,