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Je suis sûr que, si je retournais en Sicile, j’y jouirais d’un grand crédit. »

Le garde ne poussa pas plus loin ses questions ; mais il n’eut rien de plus pressé que d’aller rendre cette conversation au seigneur du château. Celui-ci parut faire peu de cas de ce qu’il venait d’entendre : il crut cependant devoir s’en éclaircir avec madame Britolle ; il lui demanda si un de ses enfants s’appelait Geoffroi. « C’est le nom, répondit-elle, que portait mon fils aîné ; et il aurait à présent vingt-deux ans, s’il vivait encore, ajouta-t-elle en pleurant. »

Le marquis, à demi persuadé que son prisonnier était cet enfant qu’on croyait mort ou perdu pour toujours, fut ravi au fond de l’âme de n’avoir fait mourir personne, et se flattait déjà de pouvoir réparer son honneur et celui de sa fille. Pour faire les choses plus sûrement, il ne précipita rien ; et, gardant le silence sur sa découverte, il fait venir le prisonnier, lui parle en secret, et l’interroge à fond sur toute sa vie passée. Les réponses du jeune homme achèvent de le convaincre qu’il est véritablement le fils de Britolle. « Jeannot, lui dit-il alors, tu dois sentir combien est grand l’outrage que tu m’as fait dans la personne de l’Épine, ma fille. Je te traitais avec douceur, avec amitié ; et loin d’être un serviteur soumis et fidèle, tu m’as payé de la plus noire ingratitude. Avoue que si tu eusses commis à l’égard de tout autre un pareil attentat, la mort aurait été inévitablement ton partage. Pour moi, je n’ai pu me résoudre à te punir si sévèrement, et je m’en applaudis, il ne tiendra même qu’à toi de voir finir tes peines et de sortir de captivité, puisque tu dis être fils d’un gentilhomme et d’une femme de qualité : il ne s’agit que de réparer la faute en réparant l’honneur de ma fille. Tu as eu de l’amour pour elle, elle en a eu pour toi ; tu sais qu’elle devint veuve peu de jours après avoir fait un bon et grand mariage ; tu n’ignores pas quel est son caractère, sa fortune, quels sont ses parents : à l’égard des tiens, je n’en dis rien pour le moment. Eh bien ! tu peux, si tu veux, rendre légitime l’amour peu honnête que vous avez éprouvé l’un pour l’autre. Oui, je consens que tu l’épouses ; il vous sera même libre à tous deux de demeurer dans ma maison autant de temps qu’il vous plaira, et je m’engage à vous y traiter comme mes enfants. »

Le chagrin et la prison avaient défiguré Jeannot, au point qu’il était méconnaissable ; mais ils n’avaient pu altérer ses sentiments nobles et fiers, dignes de sa naissance, ni rien diminuer de l’amour qu’il avait pour sa maîtresse. Il désirait avec ardeur le mariage que le seigneur Conrad lui offrait ; cependant, pour ne pas lui laisser croire qu’il l’acceptait par crainte, il n’oublia rien de ce que son grand cœur était capable de lui suggérer en cette occasion. « Si je vous ai offensé, monsieur, lui répondit-il entre autres choses, ce n’a été par aucune lâcheté. Oui, j’ai aimé, j’aime encore, et j’aimerai toujours madame votre fille, parce que je l’ai jugée digne de mon amour ; et si, selon le langage des âmes froides et insensibles, je ne me suis conduit avec elle rien moins qu’honnêtement,