du château. N’écoutant que la colère et la fureur dont il était agité, il était déterminé à les faire mourir ignominieusement, et aurait peut-être exécuté sa résolution, si sa femme, qui avait pénétré son dessein, ne l’en eût détourné. Quoiqu’elle jugeât sa fille digne de la punition la plus rigoureuse, l’idée de cette mort la faisait frémir. Elle mit tout en œuvre pour fléchir son mari ; elle le conjure de ne pas se livrer en furieux aux premiers mouvements de son cœur irrité, et lui représenta combien il serait odieux de devenir, dans sa vieillesse, le bourreau de sa fille, et de tremper ses mains dans le sang d’un de ses esclaves. Qu’est-il besoin, ajouta-t-elle, de vous rendre homicide pour satisfaire votre juste ressentiment ? N’avez-vous pas d’autres moyens pour punir les coupables ? Enfin, elle lui parla d’une manière si persuasive, qu’elle lui fit abandonner le projet de les punir de mort. Il se contenta de les condamner à une prison perpétuelle où ils furent gardés séparément, et où ils n’avaient de nourriture qu’autant qu’il leur en fallait pour les empêcher de mourir, et leur donner le temps de pleurer leur faute. On imagine aisément les tourments qu’ils éprouvèrent en se voyant ainsi séparés l’un de l’autre, sans avoir seulement la triste consolation de pouvoir s’écrire. Que de soupirs, que de larmes dut leur causer la seule privation des plaisirs qu’ils avaient goûtés, et dont l’horreur de leur situation ne pouvait leur faire perdre le souvenir !
Ces amants infortunés avaient passé plus d’un an dans leur prison, et le marquis ne songeait plus à eux, lorsque Pierre d’Aragon parvint, par les menées de Jean de Procida, à soulever la Sicile et à l’enlever au roi Charles. À la nouvelle de cet événement, le marquis de Malespini, attaché au parti gibelin, témoigna la plus grande joie ; et voulant que toute sa maison y participât, il donna une grande fête à cette occasion, et il y eut des réjouissances magnifiques dans le château. Jeannot, instruit de la cause de ces divertissements par un de ses gardiens : « Que je suis malheureux ! s’écria-t-il aussitôt en poussant un profond soupir. J’ai couru le monde pendant plus de quatorze ans, presque toujours en mendiant mon pain pour attendre une pareille révolution ; et aujourd’hui qu’elle est arrivée, je me trouve en prison, sans espérance d’en pouvoir jamais sortir !
— Quel intérêt, lui dit le garde, peux-tu prendre aux démêlés des rois ? Aurais-tu des prétentions sur la Sicile ? ajouta-t-il pour le plaisanter.
— Mon cœur se fend, reprit Jeannot, au seul souvenir du poste que mon père y occupait. Quoique je fusse fort jeune quand je fus contraint d’en sortir, je me souviens, on ne peut pas mieux, que je l’en ai vu gouverneur, du vivant du roi Mainfroi. — Et qui était ton père ? — Puisqu’à présent je puis le déclarer sans avoir rien à craindre, dit le prisonnier, tu sauras que mon père se nommait et se nomme encore, s’il est vivant, Henri Capèce, et que mon véritable nom, à moi, n’est pas Jeannot, mais Geoffroi Capèce. Que n’ai-je ma liberté !