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La femme du marquis, restée seule avec elle, se conduisit au mieux. Elle commença d’abord à partager sa douleur ; bientôt après elle se mit à pleurer avec elle sur ses malheurs ; puis elle l’engagea, mais ce ne fut pas sans peine, à manger et à s’habiller. Enfin, quoique cette infortunée protestât qu’elle n’irait jamais en lieu où elle fût connue, la marquise fit si bien par ses tendres sollicitations et ses vives instances, qu’elle la détermina à partir avec elle pour Lunigiane, en lui promettant d’emmener, si elle voulait, les deux chevreaux et leur mère. Cet animal était revenu au gîte, et, au grand étonnement de la marquise, avait fait mille caresses à madame Britolle.

Les vents étant devenus favorables, cette infortunée s’embarqua avec messire Conrad et sa femme. Leur navigation fut des plus heureuses. Il leur fallut peu de temps pour arriver à l’embouchure de la rivière de la Maigre, où ils débarquèrent. De là ils se rendirent au château du marquis, qui en était peu éloigné. On convint que, pour mieux déguiser madame Britolle, elle prendrait un habit de deuil, et qu’elle passerait pour être attachée à la marquise en qualité de demoiselle de compagnie. Elle joua au mieux ce nouveau personnage, conservant toutefois pour ses chevreaux la même affection, et prenant grand soin de les bien nourrir.

Cependant les corsaires qui s’étaient emparé, à Pouza, du vaisseau qui avait conduit madame Britolle à cette île, étaient déjà arrivés à Gênes avec tout ce qu’ils avaient pris. La nourrice et les deux enfants échurent en partage à un nommé Gasparin d’Oria, qui les envoya à sa maison pour s’en servir comme d’esclaves. La nourrice, affligée plus qu’on ne saurait le dire de la perte de sa maîtresse et de l’état misérable où elle se voyait réduite avec les deux enfants, ne cessait de gémir et de verser des pleurs sur sa déplorable destinée. Mais voyant que les larmes ne remédiaient à rien, et que ses gémissements ne la tiraient point d’esclavage, elle prit enfin son parti et se consola du mieux qu’elle put. Quoique née et élevée dans l’obscure pauvreté, elle ne manquait pas d’esprit, et était douée d’un excellent jugement : elle comprit d’abord que si les enfants étaient connus, on pourrait leur faire un mauvais parti. Espérant donc que le temps ferait changer les choses, et que ces malheureux orphelins pourraient rentrer dans leur premier état, elle résolut de ne déclarer à personne qui ils étaient, à moins qu’elle n’y vît un grand avantage pour eux. Ainsi, quand on l’interrogeait sur leur compte, elle répondait qu’ils étaient ses enfants. Elle n’appelait plus l’aîné par le nom de Geoffroi, mais par celui de Jeannot de Procida. Quant à son petit frère, elle se mit fort peu en peine de lui en donner un autre que celui qu’il portait. Elle eut la précaution de communiquer à Geoffroi les raisons qui l’avaient engagée à le faire changer de nom. Elle lui représenta, non une seule fois, mais presque à tous les instants, le danger auquel il serait exposé, si malheureusement on parvenait à découvrir qui il était.