Page:Bloy - Sueur de sang.djvu/289

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la moitié d’un régiment saxon, dans une ruelle étroite, qu’il devint impossible de faire usage des armes, d’accomplir seulement un geste et qu’Allemands et Français se contemplèrent face à face, sans pouvoir combattre. Situation d’un tragique bizarre et déconcertant.

Je voyais en plein la pauvre fille dont l’expression n’avait pas changé, qui regardait machinalement devant elle un gros paysan de Thuringe à barbe rouge qu’elle aurait pu mordre au visage, tant ils étaient rapprochés, et je crus voir dans ses beaux yeux calmes une sorte de pitié douloureuse pour tant de misères.

Mais je parle de la durée d’un éclair. Ayant eu moi-même fort à faire pour me débrouiller en un tel instant, la suite m’échappa et je ne revis notre volontaire que plusieurs jours après, dans le cloaque de boue neigeuse où pataugeaient soixante mille hommes en déroute.

Appuyée d’une main sur son fusil, elle soutenait du bras gauche un petit mobile breton qui, sans son aide évidemment, se serait laissé fouler aux pieds. Toujours la même expression d’oiseau triste et doux à qui on aurait coupé les ailes…

Et ce fut ainsi jusqu’à la fin.

Quand vint l’heure du licenciement, elle reprit tranquillement ses habits de femme et partit, à la grâce de Dieu, sans nous avoir dit son nom, nous ayant salués avec douceur.