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sourde ritournelle venue des Lieux Monotones.

Les heures s’écoulèrent ainsi et la nuit froide s’annonça. Le village, fort abandonné depuis quelques jours, semblait devenu tout à fait désert, tellement les trembleurs se rétractaient en leurs coquillages. Le puissant tumulte du matin était comme un rêve…

Or, il arriva que le premier souffle noir venant à baiser le sol, une plainte horrible s’éleva et vint frapper les oreilles de l’orpheline que les grands sanglots ne secouaient plus.

Comme si cette lamentation des mourants que personne évidemment ne songeait à secourir, avait atteint en elle quelque chose de très profond, elle se dressa aussitôt et dit à son frère :

— Mon bon André, nous ne pouvons pas les laisser dehors, ces pauvres soldats. Ils vont mourir de froid cette nuit.

S’élançant alors vers les trois lits misérables de la maison, elle les défit en un instant, jeta par terre matelas et couvertures, couvrit entièrement le sol de paille, de hardes et de copeaux et entraîna l’idiot dans la rue.

La mort de sa mère l’avait fort heureusement préparée à l’abominable vision. Le premier blessé qu’ils rencontrèrent étendu les bras en croix, à dix pas du seuil, n’était pas, à coup sûr, l’un de ceux dont ils avaient entendu les gémissements. Les yeux ouverts quoique sans regard et remuant silencieusement les lèvres, il avait presque l’air