Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/68

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sous la gourmande frondaison de chimères et de préjugés qui en retardait le développement. Il avait même, en horticulteur plein de diligence, pratiqué, d’un sécateur tremblant, quelques émondages respectueux.

Marchenoir était un peu son œuvre. Naturellement froid et peu enthousiaste pourtant, cet original critique avait livré son âme en esclavage pour cette Galatée d’airain qui aurait lassé la ferveur d’un Pygmalion moins intellectuel. Cette donation de tout son être avait été jusqu’au célibat volontaire ! — la piété de ce séide ne lui permettant pas de reculer devant aucune immolation avantageuse pour son prophète.

Il est vrai que celui-ci lui avait à peu près sauvé la vie pendant la guerre. Ils faisaient partie du même bataillon de francs-tireurs et, dans l’effroyable sauve-qui-peut de la retraite du Mans, le chétif Leverdier, épuisé de fatigue et tordu par le froid, serait peut-être mort sur la neige, au milieu de l’indifférence universelle, si son compagnon, doué d’une vigueur extraordinaire, ne l’eût porté dans ses bras pendant plus de deux lieues et n’eût enfin réussi, par supplications et menaces, à le faire admettre dans une charrette quelconque dont il faillit égorger le conducteur.

Aussi, Leverdier ne pouvait s’absoudre de n’être pas millionnaire. Volontiers, il s’accusait de sa pauvreté comme d’une trahison.

— Je déteste l’argent pour lui-même, disait-il, mais je devrais être un sac d’écus sous la main de Marchenoir. J’aurais ainsi une excuse plausible d’encombrer sa voie.