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XVIII


Ce Georges Leverdier, à peine connu dans le monde des lettres, était bien, en réalité, le seul homme sur lequel Marchenoir pût compter. L’avare destinée ne lui avait donné que cet ami, et, encore, elle l’avait choisi pauvre, comme pour empoisonner le bienfait.

Il faut l’expérience de la misère pour connaître l’affreuse dérision d’un sentiment exquis frappé d’impuissance. La crucifiante blague archaïque sur les consolations lambrissées et trimalcyonnes de l’amour dans l’indigence, ne paraît pas une ironie moins insupportable quand il s’agit de la simple amitié. C’est peut-être la plus énorme des douleurs, et la plus suggestive de l’enfer, que cette nécessité quotidienne d’éluder le réciproque secours qui s’achèterait quelquefois au prix de la vie, — si l’infâme vie du Pauvre pouvait jamais avoir le poids d’une rançon !

Leverdier, passionné pour Marchenoir, qu’il regardait comme un homme du plus rare génie, et dont il s’honorait d’être l’inventeur, avait réalisé des prodiges de dévouement. Il se comptait pour rien devant lui et ne s’estimait qu’à la mesure des services qu’il pouvait lui rendre.

Il l’avait connu en 1869, il y avait déjà quatorze ans, — alors que la supériorité hivernale de son étonnant ami ne donnait encore aucun signe de maturité prochaine. Mais il l’avait fort bien démêlée