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le désespéré

de tous les pions de la terre n’aurait pu lui enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli des lettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payer l’indépendance de l’esprit. Personne, dans sa sotte province, n’eût été capable de l’en instruire et l’ironique mépris de son père, résolument hostile à tout ambitieux dessein qu’il n’eût pas couvé lui-même, ne pouvait être qu’un stimulant de plus. D’ailleurs, il se croyait un cœur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris le plus misérable des emplois, il s’en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé.

La hideuse Goule des âmes qui n’a qu’à les siffler pour qu’elles accourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois de plus, avait été obéie !