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jours derniers, quand on croyait, à chaque instant, me voir expirer, ma pire souffrance était une soif épouvantable, la soif de Jésus dans son Agonie. Je voyais partout des fleuves et des cataractes que mes lèvres desséchées ne pouvaient atteindre, et, — je ne sais comment, — ton souvenir était mêlé à ces visions de mon délire. Ton visage m’apparaissait souriant, au fond des sources, et ma soif de toi se confondait inexplicablement avec ma soif de l’eau des fontaines…

« Tu prieras pour moi, n’est-ce pas, mon unique ami, pauvre cœur joyeux que j’ai fait si triste ! Tu n’es pas un homme de grande foi. N’importe, prie tout de même… Je serai près de toi. Les âmes des morts, vois-tu, nous environnent invisiblement. Elles ne peuvent pas s’éloigner, puisqu’elles n’ont plus de corps et que la notion de distance est inapplicable aux purs esprits. Je me souviens de t’avoir expliqué cela… Dans quelques heures, je vais être l’âme silencieuse d’un mort, d’un défunt, d’un trépassé. Je souffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état et j’aurai besoin de tes prières. Je t’en supplie, ne me les refuse pas, car je n’aurais plus de voix alors pour te les demander !…

« En aussi peu de mots que possible, je vais t’apprendre ce qui s’est passé depuis ton départ. J’étais enragé de passion pour Véronique, au point de croire que j’étais possédé par quelque démon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus pas t’accabler de cette confidence. Mais la malheureuse fille s’en apercevait trop bien. Elle voyait le mal sans remède, et l’exorbitante douleur qu’elle en ressentait a simplement éteint sa raison.