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même Jésus que je venais d’accuser de méchanceté et d’injustice, — car c’est à peine si je parviens à vous séparer, même dans la prière, mes deux Sauveurs, tous deux agonisants pour l’amour de moi et tous deux si pauvres !… Ces mots latins, que vous m’aviez expliqués à l’adoration de la Croix et que vous avez dû être bien étonné d’entendre, — n’est-ce pas ? — il m’a semblé que c’était Jésus lui-même qui me les appliquait, en manière de reproche, sous votre apparence douloureuse, et ma bouche les a répétés comme un écho… Ne cherchez point à expliquer cela, mon cher savant. Vous avez assez de vos pensées, sans vous mettre en peine de mes folies… Vous êtes captif, comme le premier Joseph, dans une très rigoureuse prison, et je prie, sans cesse, pour que Dieu vous en délivre. Croyez-vous qu’il puisse résister longtemps à une fille aussi importune ?…

Ah ! çà, mais, — ajouta-t-elle, se redressant tout à coup et posant ses mains sur les épaules de Marchenoir, — vous ne savez donc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous ne devinez rien ? Cette vocation de sauver les autres, malgré votre misère, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vous inspirez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout cela ne vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de l’histoire et dans les figures de la vie ?…

Cette question, peu ordinaire, ce n’était pas la première fois que Véronique l’adressait à son ami lamentable. Elle n’était pas plus inouïe pour lui que tant d’autres choses insolubles ou hétéroclites qui avaient fait de sa vie un paradoxe. Cette habitante « de l’autre rive », — eût dit Herzen, — à laquelle